Entre deux lectures pour préparer la rentrée littéraire, j’ai découvert cet été un auteur que je n’avais encore jamais lu, Russell Banks, malheureusement disparu en début d’année. On se moque parfois des personnes qui attendent qu’un artiste soit mort pour découvrir son oeuvre, mais quand il s’agit d’une plume de cette qualité, il n’y a plus ni à s’en cacher, ni à hésiter : oui, Russel Banks est un grand romancier, et il me tenait à cœur de vous en parler.
Qui était Russell Banks ?
Né en 1940 à Newton dans le Massachussetts, fils d’un plombier qui abandonnera le domicile conjugal alors que le jeune Russell n’a que 12 ans, son milieu familial populaire ainsi que les thèmes de l’abandon et de la privation irradieront toute son oeuvre. Dire la vie de ceux dont on ne parle jamais, raconter la réalité des laissés-pour-compte de l’American dream deviendra son leitmotiv créatif, avec en fond la recherche de la figure paternelle et la forme d’ordre à donner à son existence ou comment trouver l’envie de vivre ou de raison d’exister.
Son premier roman paraît en 1975, il en écrira ensuite une vingtaine ainsi que de nombreux recueils de nouvelles, une de ses formes favorites d’expression, et un peu de poésie.
Actif politiquement durant toute sa vie, il s’engagera par exemple contre la guerre en Irak ou pour la Paix en Palestine.
Parmi ses romans les plus célèbres, et que je qualifie d’indispensables, je vous conseille :
American Darling
Un roman qui raconte la vie d’une jeune bourgeoise de gauche dans les années 70, américaine engagée se retrouvant au Libéria et cherchant à expier les fautes de son pays. Un portrait tout en nuances d’une femme complexe qui en dit long sur l’âme américaine dans cette fresque politique et sensible qui court jusqu’au attentats de 2001.
De beaux lendemains
Dans lequel il tente avec brio de disséquer l’âme humaine après une catastrophe, ici l’accident meurtrier d’un bus scolaire. Roman choral et sans pathos, Russell Banks exprime tout son talent par une plume sensible et empathique qui ne peut que vous foudroyer.
Continents à la dérive
C’est le foudroiement des sentiments, aussi puissant la tectonique des plaques, qu’il explore à travers les destins d’un jeune réparateur de chaudière qui quitte son quotidien misérable pour tenter d’aller vivre le rêve américain en Floride et celui d’une jeune haïtienne qui fuit la violence et la pauvreté de son pays pour rejoindre l’Amérique de ses rêves. Deux destins qui finiront par se rencontrer comme un tremblement social et intime. Impressionnant !
Sous le règne de Bone
On peut observer une autre particularité du style Banks : prendre en main le destin d’un anti-héros pour révéler toute son humanité jusqu’à nous pousser dans nos propres retranchements. Bone, le personnage principal, est ce qu’on appelle un « mall rat », personne qui erre dans les centre commerciaux en vivant de débrouille et de menus larcins. Son odyssée jusqu’en Jamaïque est empreinte de sincérité et de générosité. Insupportable sur de nombreux aspects, on ne peut que s’attacher à lui envers et contre tout. Incontournable !
Lointain souvenir de la peau
Par lequel je suis entré dans l’œuvre de Russell Banks. Nous suivons le parcours d’un anti-héros surnommé le Kid qui se trouve sous le coup d’une condamnation judiciaire pour délinquance sexuelle notoire. Même si la nature des faits qui lui sont reprochés est longtemps tenue secrète, le sujet et la charge morale qui pèse sur le personnage n’est pas la meilleure entrée en matière pour vous identifier, voire même seulement vous donner le goût de suivre ses aventures et comprendre son parcours. Et pourtant, c’est là que tout le talent de Banks peut s’exercer.
Loin d’essayer de trouver des excuses au crime que ce jeune de 20 ans a commis, l’écrivain décrypte et analyse le contexte social d’une part, le traitement qui lui est réservé d’autre part. Vivant dans l’Etat de Floride, le Kid est condamné comme tous les délinquants sexuels à vivre à moins de 800 mètres de toute présence d’enfants, ce qui limite forcément les possibilités de résidence une fois sorti de prison.
Sorte Huckelberry Finn comme pouvait l’être Bone, le Kid est reclus sous le grand viaduc qui relie le chapelet d’Iles Barrières très huppées de la baie, et vit sur campement de parias, sorte de nouvelle caste d’intouchables, sous contrôle judiciaire, pisté par son bracelet électronique.
Evitant l’écueil du roman à thèse ou de l’étude sociologique qui prendrait les traits d’une fiction, Russel banks réussit la gageure de nous entraîner de plain-pied dans un roman qu’on ne peut plus lâcher en variant les points de vue et les angles de la vérité.
Avec le personnage du Professeur, c’est toute la construction idéologique qui est mise à mal. Censé être venu l’aider, on s’aperçoit que ce personnage est loin d’être aussi clair et respectable qu’il n’y paraît.
Vérité, illusion, obsession et culpabilité pourrait être les clés de chef d’oeuvre de la littérature américaine, qui a sur la papier tout pour nous déplaire et qui nous fait entrer avec maestria dans un temple d’humanité.
La conclusion se trouvera avec un troisième personnage emblématique : après le Kid (l’Enfant), le Professeur, on s’approchera peut-être d’une sincérité avec l’Ecrivain (Russel Banks ?), à moins que tout ne soit qu’illusion et duperie ?
Roman social et psychologique s’attachant à décortiquer au scalpel la vie de ces « bridge people », ce peuple des ponts, condamnés à la damnation perpétuelle et qui forme aussi, c’est Russel Banks qui le dit, une sorte de pont entre l’homme et l’animal. Peuple des ponts incapable de réfréner ses instincts, de tenir à distance son animalité dangereuse et immorale. Mais quels sont les tabous réels d’une société qui traite ses semblables comme des animaux ?
« Il n’y avait évidemment aucun consensus sur l’endroit où les délinquants sexuels devraient être envoyés. C’étaient les parias absolus, les intouchables américains, une caste d’hommes classés bien au-dessous des simples alcooliques, des toxicomanes ou des malades mentaux sans abri. Des hommes inaccessibles à la rédemption, aux soins ou aux traitements, méprisables mais impossibles à éloigner, et donc des hommes dont la majorité des gens souhaitait simplement qu’ils cessent d’exister.«
Lointain souvenir de la peau, comme cette peau qu’il ne touche plus et qu’il n’a d’ailleurs jamais touchée. Hormis celle d’Iggy son seul ami véritable, iguane de son état. Une peau rêche, dure et insensible comme la peau, « skin » en anglais qui est aussi un synonyme de « porno », dont le jeune Kid était complètement addict depuis l’âge de 11 ans. Un plongée vertigineuse au pays des exclus définitifs qui ne pourront jamais retrouver une vie normale et morale s’il en est.
Russell Banks pose magnifiquement la question de la nature humaine et animale, de la vérité et du mensonge, de la réalité et de l’illusion, sans jamais sombrer dans une déviance morale quelconque mais en tenant au cordeau une ligne d’humanité pure et inconditionnelle.