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La Librairie de Sébastien : Mes coups de cœur du mois

04 avril 2024
Par Sébastien Thomas-Calleja
La Librairie de Sébastien : Mes coups de cœur du mois

Sébastien, libraire à la Fnac Bercy-Village, présente ses coups de cœur du mois. L’expression coups de foudre serait plus juste tant ses deux lectures m’ont conquises de la première à la dernière page. Deux grands écrivains qui portent l’Irlande au cœur à travers la puissance d’un souffle romanesque irrésistible pour La Vie en fuite de John Boyne et la force de frappe irrépressible du Silence de Dennis Lehane. Vous êtes prévenus, préparez-vous à lire deux romans exceptionnels !

La Vie en fuite – John Boyne (JC Lattès)

Comment vivre avec le poids d’un passé qui vous poursuit ?
Du haut de ses 91 ans, Gretel a eu plusieurs vies et connu plusieurs identités qu’elle cache au fond de son riche appartement londonien. Quel encombrant secret preserve-t-elle ? Le mystère se dissipe au fur et à mesure de la lecture bien sûr, avec un avantage pour ceux qui connaissent l’histoire du Garçon au pyjama rayé, ce succès de librairie qui a rendu célèbre l’écrivain : l’histoire bouleversante d’une amitié entre un petit garçon condamné à la chambre à gaz et le fils du directeur du camp d’extermination nazi. Un roman destiné à la jeunesse qu’il n’est cependant pas indispensable de lire avant cette suite.

Gretel est la sœur de ce petit garçon sacrifié sur l’autel de la haine. Elle va devoir apprendre à vivre avec ce passé en commençant par maîtriser l’art de la dissimulation d’une honte inavouable. De 1946 à 2022, à la manière d’une fresque éblouissante, John Boyne nous fait traverser des montagnes d’émotions en abordant l’Holocauste, les femmes battues, les violences domestiques, sans oublier au passage quelques égratignures sur la bienpensance. Sa plume, à la fois simple et précise, fait à nouveau des merveilles.

Comment embrasser l’Histoire en la confrontant au présent à travers une kyrielle de sentiments que nous pouvons tous ressentir sans forcément pouvoir les contenir ? La culpabilité, la responsabilité ou le deuil : qu’aurions-nous fait à sa place ?

« Bien qu’elle soit le personnage central de mon histoire, je n’essaie pas de créer une Gretel compatissante. Comme la plupart des êtres humains, Gretel est pleine de défauts et de contradictions. Elle est capable de moments d’immense gentillesse et d’actions d’une cruauté horrifiante, et j’espère que le lecteur pensera à elle longtemps après avoir terminé ce livre, peut-être en s’interrogeant sur ce qu’il aurait fait à sa place. Après tout, il est facile, quand on est loin d’un épisode historique, d’affirmer qu’on ne se serait pas comporté comme d’autres, mais il est bien plus difficile de faire preuve d’une humanité élémentaire sur le moment.« 

La vie en fuite ou le destin d’une femme marquée du sceau de l’infamie par un père monstrueux.

Après Le Syndrome du canal carpien, Il n’est pire aveugle ou L’audacieux monsieur Swift, encore un excellent opus de John Boyne. Il est fort à parier que l’auteur irlandais va marquer une fois de plus les esprits, sans s’économiser d’une nouvelle polémique éventuelle, mais ne sacrifiant jamais son écriture populaire et digne.

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Le Silence – Dennis Lehane (Gallmeister)

En 1974, la ville de Boston est au bord de l’implosion sociale. Pour lutter contre les discriminations raciales qui gangrènent le pays comme la capitale du Massachussetts, les autorités de la ville ont décidé de frapper un grand coup. Sur décision judiciaire et avec l’appui du pouvoir municipal, des élèves d’établissements scolaires fréquentés par des blancs vont être arbitrairement transférés dans ceux que fréquentent les personnes noires et inversement. Une sorte d’échange racial pour forcer un mélange qui ne prend pas et casser les ghettos.

Le quartier de South Boston, « Southie » pour les intimes, s’insurge contre cette décision autoritaire considérée comme illégitime. Majoritairement composé de la diaspora irlandaise, les habitants se sentent lésés et refusent catégoriquement d’envoyer leurs enfants dans des écoles lointaines pour les mélanger avec des personnes de couleur, qui sont pour eux nécessairement de la « mauvaise graine » de celle qui fait les voyous, les dealers ou autres malfrats. Même leur champion, Ted Kennedy, frère de John et Robert, d’origine irlandaise, venu soutenir la cause au nom de l’antiracisme, ne suffira à les convaincre. Il échappera de peu au lynchage.

Ce scandale de transfert obligatoire est appelé le « busing ». Mais il manque une précision importante pour comprendre l’ampleur du problème : cette mesure ne concerne que les quartiers populaires. Hors de question de mêler les rejetons des notables blancs aux « dangereux » noirs. C’est toute la subtilité de l’angle de vue de Dennis Lehane, et là que commence la deuxième dimension de ce – disons-le tout de suite – très grand roman.

La première est qu’il nous plonge dans un quartier populaire irlandais, dont est issu l’auteur qui a lui-même connu ces événements à hauteur d’enfance. Rien ne nous est épargné du racisme primaire, au mieux larvé, qui est présent dans toute la communauté.
La seconde est que ce constat est abordé sans faire abstraction des conditions sociales dans lesquelles il naît, ni du ferment qui le développe baignant dans une atmosphère d’injustice autant que d’incompréhension.
La troisième dimension est l’intrigue principale, car il ne s’agit pour l’instant que du contexte.

Dans ce quartier de Southie vit Mary-Pat, fière Irlandaise d’origine, dure au mal, dure à cuire qui a élevé seule sa fille Jules de 17 ans. Celle-ci disparaît un soir après être sortie avec ses amis. Elle ne rentre pas à la maison et ne donne plus signe de vie.
Tentant de relativiser, Mary-Pat prend son inquiétude en patience, mais le temps passant commence à faire ses recherches. Où peut-elle bien être allée se fourrer ? Avec quel gars ou dans quel guêpier ?
Il ne faut pas perdre l’idée que Southie est une communauté fermée, comme toute celles qui composent Boston, très soudée et qui reste liée grâce à un mouvement mafieux qui les protège et les unit. Mary-Pat en connaît bien ses membres et leur fait confiance.
Parallèlement à cette disparition, le corps d’un homme noir est retrouvé sur les rails d’une station de métro du quartier, placé d’une manière telle qu’il ne semble pas être tombé naturellement. Ce jeune homme se trouve être le fils d’une collègue de Mary-Pat. Un détail qui va permettre à l’écrivain de mettre en scène les premières failles de cette société figée dans ses certitudes. La détresse exponentielle de Mary-Pat résonne en miroir avec celle de sa collègue absente pour avoir perdu un fils « qui l’a bien cherché » (puisqu’il était noir).
Ces deux événements seraient-ils liés ? Pourquoi ce silence de la communauté au sujet de la disparition de Jules ?

« Des pauvres qui disent des saloperies sur d’autres pauvres. La couleur de peau n’a rien à voir avec ça. Les riches font en sorte qu’on continue à se battre entre nous comme des chiens qui se disputent les miettes pour qu’on ne les attrape pas en train de se tirer avec le festin. »

Ce qui fait de ce roman est chef-d’oeuvre est qu’il mêle parfaitement les intrigues psychologiques, raciales et sociales. Le lecteur peut être autant effaré devant le racisme décomplexé de Mary-Pat que vibrer avec elle à la recherche de sa fille. Le coup de maître est assuré par le doute qui lentement s’insinue partout dans les certitudes approximatives de ce quartier populaire. Un doute pour tenter de combler un silence insupportable et qui ne peut conduire qu’à la rage. La rage de savoir, de survivre et de se venger.

Un final explosif, et une narration à laquelle vous ne pourrez résister. Apre mais aussi rempli de tendresse envers le genre humain, Le Silence est de ces romans qui vous marquent et que l’on n’oublie pas.
Pour moi, il est le livre de l’année à ne pas manquer.

Connu pour ses succès mondiaux tels que Shutter Island ou Mystic river, Dennis Lehane revient avec une grande fresque sociale d’où transperce toute l’humanité dont il avait déjà fait preuve dans Un Pays à l’aube allant encore plus loin avec celui-ci en en faisant un roman exceptionnel.

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Article rédigé par
Sébastien Thomas-Calleja
Sébastien Thomas-Calleja
Libraire à Fnac Bercy
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