Aujourd’hui, le roman graphique est un genre à part entière qui s’inscrit dans une veine spécifique reconnue par les auteurs et les lecteurs. Ces albums, à la narration dense et travaillée, révèlent l’état du monde et des sociétés qui le composent. Ils prennent le temps et les libertés nécessaires pour envoyer aux lecteurs des messages forts. Le roman graphique reste l’occasion rêvée pour de nombreux auteurs de s’emparer d’un univers de façon unique et originale.
Alfred (Delcourt)
Début des années 1960. Giovanni, la trentaine, réussit à retrouver son grand frère Fabio, perdu de vue depuis une quinzaine d’années. Il va le convaincre tant bien que mal de l’accompagner en Italie, leur pays d’origine, pour y déposer ensemble les cendres de leur père. Les deux frères vont traverser la France en Fiat 500. Cette promiscuité permet au lecteur de partager avec eux silences, paysages, rencontres, souvenirs et explications souvent houleuses. Tout au long de ce périple, les deux personnages vont se dévoiler et évoluer, ce qui les rendra très attachants.
Christophe Chabouté (Vents d’Ouest)
Construire un feu de Christophe Chabouté est une adaptation libre et remarquable du roman éponyme de Jack London. Attiré par la ruée vers l’or, un homme se perd dans le Grand Nord lors d’un trajet trop long avec son chien. Confronté à une nature hostile et à un froid insupportable, il se retrouve à l’extrême limite de ses facultés mentales et physiques. Son destin ne dépend que des allumettes qu’il a sur lui. Chabouté réussit encore une fois une superbe adaptation avec un dessin maîtrisé du début à la fin. L’ambiance est pesante, notamment par le fait d’une narration atypique qui se passe de mots et qui laisse le lecteur libre d’interpréter à sa guise. Encore une fois, l’art de la bande dessinée flamboie intégralement chez Chabouté !
David Mazzucchelli (Casterman)
C’est par une nuit d’orage qu’Asterios Polyp, intellectuel américain sûr de lui et cynique, voit voler toute sa vie en éclats. Il est jeté à la rue à cause d’un incendie accidentel dans son appartement et subit alors un aigre examen de conscience qui sera peut-être pour lui l’opportunité de renaître une seconde fois. Par le biais d’un traitement narratif et graphique habile, David Mazzucchelli construit une bande dessinée singulière, bien loin du simple récit de vie. Curieux ou simplement amateur de belles choses, vous serez servi, car cette BD, autant dans son sujet que dans sa forme, transformera votre bibliothèque en lieu de mille et un trésors.
Baru (Casterman)
Karim, gigolo à ses heures perdues, est en cavale avec le timide Alexandre. Il a eu la mauvaise idée de fréquenter la compagne d’un leader d’un parti nationaliste fou furieux. De la Lorraine à Marseille, les deux hommes vont vivre un road movie périlleux, émaillé de rencontres marquantes. Baru signe un pavé graphique qui va à 100 à l’heure. La générosité mordante de son trait donne vie à des héros qui croquent la vie à pleines dents dans le danger et l’urgence. Un bonheur de lecture qui donne envie de tracer la route et d’aller se frotter à l’inconnu.
Pascal Rabaté (Vents d’Ouest)
Ibicus, ou le destin de Siméon Nevzorov. En 1917, ce comptable de Saint-Pétersbourg va croire en sa bonne étoile, suite à la prédiction d’une tzigane qui lui promet richesse et aventures. Il sera prêt à toutes les bassesses et folies pour honorer cette prédiction. Adaptation d’un roman d’Alexis (et non Léon) Tolstoï, Ibicus est la plus belle réalisation de Pascal Rabaté, qui signe une fresque humaniste et cruelle où la beauté des dessins ajoute un supplément d’âme à l’odyssée obsédante de Siméon.
Benoît Peeters, Frédéric Boilet (Casterman)
Un Français expatrié au Japon est représentant pour une marque de cognac, sans trop de réussite. L’arrivée prochaine de son patron menace son existence au pays du Soleil-Levant et sa relation amoureuse récente. Suite d’un cycle commencé avec Love Hotel, inclus dans cette édition, cette variation sur l’amour d’un pays et des femmes qui l’habitent est l’occasion pour Benoît Peeters et Frédéric Boilet de donner au lecteur une vision réaliste du Japon. Une histoire tendre et touchante où le dessin de Boilet séduit.
Blast, Tome 1 : Grasse Carcasse
Manu Larcenet (Dargaud)
Suite au décès de son père, l’écrivain Polza Mancini plaque tout. Ce qui se passe ensuite, il le raconte en garde à vue, petit à petit, avec une lenteur agaçante et intense. Un récit ponctué de blasts : des éclairs violents de visions et d’absence. Entre incompréhension et compassion, on plonge dans la psychologie de ce personnage obèse et sensible. Complexes et sublimes, les illustrations de Manu Larcenet oscillent entre nuances de gris et couleurs vives et s’accompagnent d’un travail d’écriture poétique. Absolument remarquable, Blast bouscule le lecteur et le marque durablement (4 tomes).
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres : Tome 1
Emil Ferris (Monsieur Toussaint Louverture)
Premiers pas dans la bande dessinée pour Emil Ferris et premier chef d’œuvre récompensé par de nombreux prix dont le Fauve d’Or 2019. Obsédée par les fantômes et autres créatures fantastiques, Karen, 10 ans, apprend la mort de sa voisine le jour de la Saint-Valentin. Commence alors pour elle une enquête qui la mènera dans l’Allemagne nazie, mais aussi dans son quartier de Chicago des années 1960. C’est dans son journal intime que la jeune artiste dessinera les monstres tapis au cœur de l’être humain. Déstabilisant et puissant (tome 1, série en cours).
Étienne Davodeau (Futuropolis)
Portrait touchant de Lulu, femme au foyer écrasée par son quotidien, qui décide de tout abandonner pour quelques jours. Elle récupère sa liberté lors d’une escapade en bord de mer et s’offre de nouvelles expériences ponctuées de rencontres pleines de tendresse et d’humour. Le choix de la narration, construite autour d’une soirée entre amis, est soutenu par un dessin simple et réaliste qui donne à cette chronique sociale d’une grande sensibilité un caractère authentique.
David Sala (Casterman)
1941. Un bateau se dirige vers l’Argentine. Parmi les voyageurs, le champion du monde d’échecs et un mystérieux Monsieur B. fuient un passé douloureux. De prime abord, la luminosité des couleurs, l’élégance des costumes et des décors tranchent avec l’atmosphère du texte original. Puis, la répétition des damiers, des perspectives vertigineuses recréent l’ambiance oppressante du roman de Stefan Zweig. Une magnifique adaptation, où l’esthétique des aquarelles de David Sala transforme chaque planche en tableau.
Cosey (Le Lombard)
Un jeune écrivain anglais vient chercher l’inspiration au cœur des Alpes valaisannes, là où son frère a mystérieusement disparu il y a plusieurs années. La poursuite de ce souvenir le confrontera à de vieilles légendes locales et lui fera faire de belles et mauvaises rencontres qui bouleverseront le reste de sa vie. Un récit intimiste au cœur d’une montagne qui sait garder ses secrets, là où les glaciers millénaires surplombent tout, et où la nature reprend ses droits. Un diptyque magnifique, tant par la force du scénario que la délicatesse du dessin. Certainement l’une des plus belles œuvres de Cosey.
Didier Comès (Casterman)
Silence est l’idiot du village de Beausonge, le simple d’esprit crédule et serviable que tout le monde méprise, ignore ou exploite. À commencer par son père adoptif. Mais qui est réellement Silence ? Cela ne semble intéresser personne dans ce village des Ardennes, d’apparence tranquille. Qui pourrait s’intéresser à ce marginal ? Dans ce chef-d’œuvre de la BD, Didier Comès nous plonge en noir et blanc dans une France profonde et sombre : celle de la sorcellerie et du mysticisme.
Bastien Vivès (Casterman)
C’est une histoire toute simple : une rencontre d’été entre un garçon de 13 ans et une fille à peine plus âgée. Cette relation, un peu ambigüe, se pare d’une sensualité ingénue, qui frôle la transgression sans jamais tomber dans la lourdeur. Et tout l’art de Bastien Vivès est là : suggérer sans affirmer, troubler sans exhiber. C’est avec une grande finesse, scénaristique et graphique, que ce jeune auteur manipule ses personnages et leur donne une dimension lumineuse. Ce petit bijou est à lire absolument, il a le goût délicieux du fruit défendu !
Craig Thompson (Casterman)
Blankets raconte avec beaucoup de sincérité et d’élégance l’histoire d’un premier amour. Mais ce récit autobiographique puise sa force dans un contexte que l’auteur a eu l’audace de ne pas censurer, à savoir une éducation religieuse omniprésente dans un trou paumé de l’Amérique rurale. Ce récit met en lumière la naissance du désir face à la culpabilité ressentie par deux adolescents à l’histoire familiale pesante. Le dessin de Craig Thompson s’adapte parfaitement aux émotions décrites : il peut être épais et brutal ou, au contraire, d’une finesse et d’une délicatesse absolue. Un roman graphique essentiel.
Craig Thompson (Casterman)
Après Blankets, son autobiographie, Thompson explore une nouvelle fois le thème de la religion, mais cette fois dans sa dimension de conte, permettant d’élever à la fois les personnages et le lecteur. D’une finesse graphique étourdissante et d’une justesse folle dans l’exécution, Habibi ne vous laissera aucun répit et vous marquera très longtemps. Ce roman graphique prouve une nouvelle fois que Craig Thompson est l’un des meilleurs auteurs de sa génération.
Shaun Tan (Dargaud)
Voici un album d’une actualité mordante. Un homme prend sa valise et quitte sa famille pour un avenir qu’il espère meilleur. Étranger parmi d’autres étrangers, sa quête sera bien difficile. Comment aborder la thématique de l’émigration, du départ, de la rupture avec le pays d’origine, sans tomber dans le lieu commun et le pathos ? Shaun Tan y parvient de manière magistrale en mettant le lecteur dans la peau de son personnage. Errant comme lui dans un monde sans parole, nous sommes happés par des émotions qui ne passent que par le regard.
Posy Simmonds (Denoël)
Gemma, une jeune anglaise, s’installe en Normandie avec son mari Charlie. D’abord ravie de cette installation bucolique, elle va bientôt faire face à un ennui croissant qui la mènera tout droit à sa perte… Posy Simmonds est une grande dame de la bande dessinée britannique et c’est toujours avec plaisir que l’on se plonge dans son univers pince-sans-rire so british ! Avec ce roman graphique librement adapté de Madame Bovary, Posy Simmonds rend un délicieux hommage à Flaubert et à son chef-d’œuvre littéraire. Transposée à notre époque, l’histoire n’a pourtant pas pris une ride. Une vraie réussite !
Nicolas Dumontheuil (Casterman)
Lucien Lurette, acteur au chômage, débarque dans un village perdu de province pour se remettre à flot et relancer sa carrière. Une série de meurtres fissure le vernis de cette petite communauté. Entre soupçons faciles et vieilles rancunes, la tension monte entre les habitants. Primé au Festival d’Angoulême, cet album est une comédie de mœurs au graphisme mordant, parsemé d’un humour noir à la Boris Vian.
Bastien Vivès (Casterman)
Premier grand succès critique du génie « touche-à-tout » Bastien Vivès, Polina suit le parcours artistique d’une jeune danseuse classique en Russie. Dans ce pays, l’apprentissage de la danse est un sacerdoce et il est parfois difficile de le coupler avec une adolescence normale. C’est pourtant ce que tentera de faire notre héroïne. Une œuvre vraiment marquante qui séduira autant les amateurs de ballet que ceux qui n’y entendent rien. Le trait simple mais jamais simpliste de Vivès sublime le mouvement des corps et la beauté des chorégraphies.
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