
Sérievore passionnée, la romancière féministe Lola Lafon scrute les figures féminines fortes et dévore les intrigues tordues. Rencontre avec l’autrice engagée, présidente du jury du festival Séries Mania 2025.
Romancière incisive, Lola Lafon n’aime rien de plus que de nous plonger dans la psyché d’héroïnes aux destins tourmentés. Entremêlant autobiographie, fiction et documentaire, à l’image de son livre Quand tu écouteras cette chanson dans lequel elle revisite la mémoire d’Anne Frank, l’autrice brouille les frontières, dissèque et cisèle. Tout en laissant place aux non-dits.
L’engagement chevillé au corps, Lola Lafon explore la place des femmes dans la société, les rapports de domination, la question de la mémoire et de l’identité, les failles du corps comme de l’esprit face aux violences. Autant de sujets passionnants qu’elle aime retrouver dans les séries, qu’elle dévore avec gourmandise. Rien de plus normal donc de la retrouver présidente du jury du Panorama international du festival Séries Mania 2025, dont la Fnac est partenaire, qui se tient jusqu’au 28 mars à Lille.
Nous avons rencontré l’écrivaine pour parler de son rapport à la fiction, de ses séries favorites et de cette actualité plombante qui la ronge autant qu’elle l’inspire.
Votre écriture oscille souvent entre fiction et réalité : comment vous choisissez la frontière entre les deux ?
Ça, c’est une question que je me pose très souvent. A quel moment la fiction devient réalité et inversement ? Je pense que la frontière n’est pas très claire. J’ai l’impression que dès que l’on commence à écrire, tout est fiction, même si cela part de la réalité. Ce qui compte pour moi, c’est l’exactitude, la précision, que l’on soit dans le pur roman ou dans un récit.
Quand, par exemple, je travaille sur La Petite communiste qui ne souriait jamais (qui revient sur l’histoire de la championne roumaine de gymnastique Nadia Comaneci- Ndlr), j’avais à cœur que toutes les compétitions de gym soient très exactes. Je vérifiais absolument tout. Et évidemment pour Quand tu écouteras cette chanson (livre dans lequel l’autrice raconte sa nuit dans la maison, devenue musée, d’Anne Frank, à Amsterdam- Ndlr), je m’appuyais sur tous les faits historiques. Mais dès que vous rendez compte de quelque chose, vous êtes dans l’imaginaire, dans la fiction, à cause de ce que vous y injectez. C’est donc compliqué de savoir où se situe la frontière.
Votre oeuvre met souvent en lumière des figures féminines en marge, brisées ou révoltées. Qu’est-ce qui vous attire dans ces destins?
Je ne sais pas si je les vois comme des femmes brisées ou des révoltées, du moins au début. Ce qui m’attire ? J’écris depuis ce que je connais en tant que femme. Et je pense que l’écriture est là pour s’occuper de ce qui ne trouve pas de mots au cours d’une vie, pour donner corps au silence des femmes.
Ce qui me fascine, c’est à quel point, pour toutes mes amies et chez beaucoup de femmes de mon entourage, de toutes générations, il y a cette dimension qu’il va falloir se cogner à la réalité, à ce qui est autorisé, à la limite. Et l’écriture permet d’en rendre compte.
Quelle femme aujourd’hui pourrait vous donner envie de lui consacrer un livre ?
La femme qui pourrait m’intéresser actuellement serait celle qui semble jouer contre son camp. Ce sujet m’interroge beaucoup et fera peut-être l’objet d’une chronique ou d’un livre. Je suis fascinée par ces femmes qui ne sont pas #MeToo, qui s’opposent aux combats féministes. Que protègent-elles ?
Moi, je ne suis pas née féministe. Cette conscience s’acquiert progressivement, parfois douloureusement. Mais quand je vois des femmes très virulentes contre les avancées des droits des femmes, cela m’intéresse d’un point de vue romanesque. Et qui sont celles qui se rangent du côté des hommes puissants ? C’est un vrai mystère.
Vos romans mettent en scène des corps féminins souvent soumis à des normes, des violences et des attentes sociales et politiques. Diriez-vous que le corps est un espace de domination dans vos récits, ou un lieu de d’émancipation ?
L’un et l’autre. Ce que je trouve terrible, c’est cette impression qu’avant la puberté, il existe une véritable liberté du corps chez les petites filles qui est brutalement stoppée au moment où elles se rendent compte qu’elles sont des proies. En tout cas, j’ai personnellement un souvenir très net du moment où le regard d’un homme adulte s’est posé sur moi. Il y a quelque chose de terrible qui s’installe sur votre corps, sans qu’il y ait d’abus. Juste le regard.
Et je pense vraiment, pour en avoir parlé autour de moi, que toutes les femmes se souviennent de ce moment. Cette liberté du corps est complètement mise à mal très tôt. Et il faut lutter pour la retrouver par la suite.
Le silence et la mémoire sont au cœur de Quand tu écouteras cette chanson. Votre récit résonne d’autant plus fortement avec l’actualité très troublée. Comment vivez-vous cette ambiance nauséabonde ?
Pas bien ! Je pense que le problème, c’est cette tentation mondiale de la réponse simple à des questions compliquées. Ce qui mène facilement à l’extrême droite. Et ce qui me trouble d’autant plus, c’est ce besoin apparent d’ »hommes forts ». De se jeter dans les bras d’hommes qui crient, qui en font des caisses. On voit revenir une sorte de virilité destructrice.
On s’est souvent demandé comment le nazisme avait pu advenir. Je ne compare pas car cela ne serait pas historiquement juste. Néanmoins, j’observe pour la première fois comment il est possible de verser dans des régimes autoritaires. Cela va très vite. Et le sentiment d’impuissance est terrifiant. Le plus important, selon moi, serait de sortir de la sidération dans laquelle nous sommes plongés quotidiennement en ce moment et de réussir à entreprendre une conversation avec qui ne pense pas comme nous. On va être obligé, nous n’avons plus le choix.
Et lorsque vous voyez, par exemple, que Le journal d’Anne Frank est interdit dans certains Etats américains ?
Cela me sidère. Il se trouve que Quand tu écouteras cette chanson sort aux Etats-Unis en novembre. Je ne sais pas du tout comment je vais faire, ni comment va se passer ma tournée promo. En tout cas, on peut voir à quel point les mots sont importants : qui veut faire disparaître des mots veut faire disparaître des idées. Et les gens comme Trump le savent très bien. On assiste actuellement à une sorte d’autodafé numérique. Ce qui peut me faire peur, c’est la tentation de l’impuissance. Mais il va falloir trouver une façon de résister, de faire face et de façon collective. Car tout seul·e·s, on ne pourra pas grand-chose.
Vous rappelez régulièrement que le féminisme ne doit pas perdre de sa dimension subversive. Quelles œuvres ont participé à forger votre vision du féminisme ?
Il y en a eu plein et je tombe régulièrement encore sur de nouvelles autrices. J’ai par exemple adoré l’an dernier L’invincible été de Liliana de Cristina Rivera Garza, j’aime beaucoup la philosophe féministe Manon Garcia. Mais finalement, il n’y a pas eu d’œuvre « déclic ». C’est la vie qui a forgé ma conscience féministe. Avoir été victime de viol m’a amenée à adopter une lecture féministe de la vie. Cela a été très long. Les textes sont venus mettre des mots là où je n’en avais plus.
Je me souviens en revanche d’un livre qui parlait d’anorexie, de troubles du comportement alimentaire signé d’une autrice britannique Susie Orbach qui disait en gros : « Pendant que les femmes sont vrillées par ces histoires de corps, de régimes, de minceur, elles ne travaillent pas à prendre leur place dans la société. » Cela m’a renversée, car j’ai réalisé à quel point c’était vrai. J’ai d’ailleurs longtemps eu le sentiment que la presse féminine était un complot contre les femmes ! Et quand on va sur les réseaux sociaux et que l’on voit toutes ces publications qui parlent de transformer son corps, c’est un gouffre de malheur.
Et des séries qui vous ont marquée ? Que pensez-vous de l’évolution des personnages féminins dans la fiction sérielle ?
Il y a des personnages féminins de séries extraordinaires. Quand on regarde certaines séries des années 80 ou 90, on prend une claque. Car il y a des stéréotypes qu’on ne trouverait plus possible aujourd’hui, comme la femme au service de l’homme, qui n’a aucune individualité.
Je citerais d’abord l’incroyable série I May Destroy You de l’actrice et showrunneuse britannique Michaela Coel, qui traite notamment du viol et du consentement. Jamais elle n’aurait pu faire cette série il y a 20 ans. C’est une série qui m’a beaucoup marquée.
Il y a aussi cette série assez démente, Physical. C’est l’histoire d’une femme au foyer, jouée par Rose Byrne, qui a inventé l’aérobic dans les années 80. Elle est hyper antipathique, ce que j’aime beaucoup ! (rires) Au début, on la trouve atroce. Et puis finalement, peu à peu, on la découvre touchante. Elle a des troubles alimentaires, elle dévoile peu à peu ses failles, ses fragilités. J’aime beaucoup les séries qui créent des personnages pour lesquels on n’a pas une immédiate empathie.
Et j’ai adoré The Shining Girls avec l’actrice de The Handmaid’s Tale, Elisabeth Moss, où elle poursuit un serial killer à travers du temps. Vraiment excellente.
J’aime beaucoup les séries anglaises également pour les personnages de femmes hyper forts. Actuellement, je regarde une série australienne sur Arte que je trouve assez remarquable : The Newsreader qui retrace l’ascension de deux journalistes sur le point de devenir des stars de l’info. On y retrouve un personnage de femme un peu claudiquante d’un point de vue émotionnel, qui va tomber amoureuse d’un jeune journaliste gay, mais qui s’en cache- nous sommes dans les années 80. Elle aura cette phrase sublime lorsqu’il lui révèlera qu’il est homosexuel : « Moi, je t’aime comme ça ».
Lola Lafon en dédicace à la Fnac de Lille le 24 mars 2025 lors du festival Séries Mania
D’autres conseils de séries coups de coeur ?
Il y a cette série très étrange et assez dingue, basée sur une histoire vraie, A Friend of the Family. Elle raconte comment un voisin bien sous tout rapport va faire une fixette sur la petite fille qui habite à côté et va l’enlever à plusieurs reprises. La fillette va développer avec lui une relation d’emprise totale. Cela m’a beaucoup marquée, cela explorait très bien ce qu’est le pouvoir d’un adulte sur un enfant.
J’ai également adoré Le complot contre l’Amérique tiré du roman de Philippe Roth et adapté en série par David Simons (The Wire). Il y imagine que l’Amérique est nazie…
Regardez-vous les séries avec votre regard d’autrice, en analysant les structures narratives, ou arrivez-vous à vous laisser porter ?
J’arrive généralement à me laisser porter sinon ce serait fatigant. Mais j’avoue qu’il y a toujours un petit moment où mes reflexes d’autrice reviennent au galop. Par exemple, lorsque j’ai regardé La Mesias, cette série espagnole vraiment incroyable diffusée sur Arte en 2024, j’ai été fascinée par sa narration, par son audace. Il y a là des personnages féminins très ambivalents, comme la mère. J’ai aussi été bouleversée par le personnage du fils. C’est tout de même une série qui commence par un homme qui se fait pipi dessus tellement il a peur, et parce que son traumatisme est ancré dans le corps. C’est vraiment très fort que la fiction commence à aborder les traumas des hommes. Enfin.