Critique

Grand amour d’Eva Ionesco : s’aimer pour mieux combattre

10 mars 2025
Par Thomas Louis
Grand amour d’Eva Ionesco : s’aimer pour mieux combattre
©A. di Crollalanza

Dans son quatrième livre, Grand amour, Eva Ionesco poursuit son travail autobiographique. À l’occasion de cette sortie événement, L’Éclaireur a pu rencontrer l’autrice pour échanger sur sa jeunesse marquée par les centres de la DDASS, par la violence de la justice, mais aussi par une histoire d’amour, fondatrice à plus d’un titre.

L’histoire est complexe. Complexe, car elle déploie les différentes strates d’une solitude. Celle de l’amitié, de la nuit, de l’enfance, de l’injustice, mais aussi d’un certain éblouissement face à l’amour. Grand amour commence en 2023. Eva Ionesco déambule dans le Paris qu’elle a tant fréquenté. La mémoire devient personnage principal, le souvenir cartographie la capitale. Très vite, ce souvenir emporte tout : retour en 1978.

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Un amour salvateur

On y découvre une certaine idée de la vie nocturne, mais aussi sa bande d’amis, bien sûr, que l’on retrouvait déjà dans son précédent livre Les enfants de la nuit (2022). Il y a Paris, les couleurs, les nuits lumineuses, les tenues affriolantes. L’écriture est sensorielle, les superlatifs sont là, l’intimité est toujours « plus dense », la nuit est toujours « plus noire ». Mais au fond, tout ceci reste un décor.

Les-Enfants-de-la-nuit

Car il y a surtout Charles. Charles est beau, il dessine, il peint, et la relation qu’ils vivent avec Eva nous apparaît d’une grande douceur, presque hors du temps pour la jeune fille abîmée qu’elle est : « Charles m’a appris à me reconstruire », explique l’écrivaine auprès de L’Éclaireur. Car très vite, Eva lui annonce qu’elle est suivie par une assistante sociale de la DDASS et par un juge pour enfants.

Progressivement, l’amour se déploie à travers une bataille sans merci contre la justice, contre ses injustices. Grand amour est d’abord le livre d’une résistance au service d’un duo. Cette même résistance qui se met en relief lorsque Eva est prise en charge par la DDASS : « Certains des centres étaient difficiles, en alerte rouge et l’infraction pouvait être de chaque instant. »

EVA IONESCO PORTRAIT

Des lieux où les sévices et les punitions ne sont jamais très loin, que la relation avec Charles permet de rendre vivables. Eva est aimée et, au fond, le livre est bâti sur ce sentiment : « Je pense que je serais morte si je n’avais pas vécu ça. » Oui, en lisant ce livre, on peut parfois être tenté de se dire que l’amour peut sauver, parfois. 

« C’étaient là des agents du drame social – délirants –, séparer puis remettre les enfants dans les familles, sans cesse, leur posant sans fin les mêmes questions jusqu’à ce que la vie ne devienne plus que le ressassement infini de la douleur. » 

Eva Ionesco Grand Amour

Une justice défaillante

Aux yeux de la loi, Charles finit par devenir le tuteur d’Eva, afin de lui éviter d’errer de centre en centre toute sa vie durant. « Je me suis battue pour que ma mère n’ait plus du tout ma garde », se souvient ainsi l’autrice dont les précédents travaux apparaissent en pointillés dans le livre.

Il y a donc d’un côté cette mère, Irène, qui usait et abusait de l’image et du corps de sa fille. De l’autre, il y a ce groupe de personnes (dont un certain Gabriel Matzneff), ce réseau, qui était matériellement là pour aider sa mère à instrumentaliser la justice et la maintenir en exercice.

Ces gens auraient alors aidé, participé à faire d’Eva la femme pleine de cicatrices qu’elle est aujourd’hui : « Quelque part, c’est eux qui m’ont envoyé en taule. Ma vie n’aurait peut-être pas été la même si ces gens-là n’étaient pas intervenus. »

Grand-amour

Dans le prolongement de tout ceci, une certaine idée de la justice est présentée. Froide, implacable. Et avec elle, des questions : dans quelle mesure le juge a-t-il été influencé par cette histoire ? À quel point se défendre, c’est d’abord en avoir les moyens ? Et toujours, au milieu de tout ça, le prénom de Charles, inscrit à l’encre sympathique. 

« Tu te tais, il faut se taire dans la vie, ils ne sauront jamais rien si tu te tais. C’est très grave si tu parles… » 

Eva Ionesco Grand Amour

Aujourd’hui, on aurait presque envie de parler de témoignage pour évoquer Grand amour. Car plus que jamais, ce récit fait écho à certains sujets, brûlants d’actualité : l’appropriation d’une image, les dérives de cette dernière. Et la bataille, seule contre tous, d’une femme bourrée de jeunesse pour son corps et son indépendance : « Je me battais déjà sur des choses à propos desquelles on se bat encore aujourd’hui. »

Grand amour est donc avant tout l’histoire d’une brûlure dont on veut rendre compte. Une brûlure qui détruit tout sur son passage, à commencer par la principale concernée. Une brûlure qui, toutefois, s’apaise au contact d’un homme : « C’est possible de rencontrer un amour qui vous transporte, qui vous saisit, qui vous porte, qui vous fait grandir, aussi. Et qui vous protège. » Un amour comme une promesse de la libérer du joug de l’État.

« Puisqu’on s’aime, je me fiche du monde entier. »   

Eva Ionesco Grand Amour

Pour écrire Grand amour, Eva Ionesco a naturellement plongé dans une mémoire vive. Celle de l’amour, mais aussi celle de l’amitié, puisque l’époque était à la vie en bande. Une bande toujours présente, comme un motif récurrent, un pilier dans une vie qui en a parfois manqué.

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Lorsqu’on tourne les pages de ce livre, il semble évident de dire qu’Eva Ionesco est une écrivaine, doublée d’une grande styliste. Certaines phrases sont comme des crachats, tandis que d’autres donnent les larmes aux yeux. Il ne nous en faut pas plus.

« C’est bleu, rouge et or, platine, Paris m’entête, Paris n’a jamais autant senti Paris, j’aime quand la ville palpite et se montre, (…) il y a là tout ce qui me plaît : l’atmosphère du music-hall, les amis, bourlinguer : c’est la grande vie. » 

Eva Ionesco

De façon plus générale, le processus d’écriture relève ici d’une forme de souvenir poussé dans ses retranchements. Si les dialogues sonnent aussi juste, si le Paris nocturne brille aussi fort, si New York n’a jamais été aussi tangible, c’est que l’autrice a revécu ces scènes dans tout ce qu’elles ont de plus vaste. « Il y a des choses que j’ai tenu à ne pas oublier. J’ai gardé en moi cette histoire pendant très longtemps », conclut l’autrice. Une forme de journal intime de l’intérieur, qui prend une dimension collective grâce à l’écriture : « En réécrivant, les choses se rouvrent, se redéploient. On les redécouvre. »

Grand amour, Eva Ionesco, Robert Laffont, 320 pages, 22 €, en librairie depuis le 6 mars 2025.

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