Romancière et journaliste française, Ariane Bois est connue pour sa plume unique qui révèle à l’intime toute sa vérité. En cette année 2022, elle revient avec Éteindre le soleil, un récit personnel sur l’amour filial et ses épreuves. Un roman qui, encore une fois, va là où il doit aller. A lire !
« Tu n’es plus là où tu étais mais tu es partout où je suis. »
Éteindre le soleil commence sans fioriture. Dès les premières pages, le décor est planté, et l’écho de ce qui suivra dissémine déjà ses ondes dans l’écriture d’Ariane Bois. Édith, la « nouvelle amoureuse de Papa ». Cette femme à la chevelure courte et aux yeux vifs et acérés. Cette femme qui ne cesse de faire voyager ses mains sur son père telle une pieuvre qui ne cherche qu’à posséder. De cette rencontre au restaurant, que nous lisons avec le tintamarre des couverts et des rires en bruit de fond, ne réside qu’un grand et long silence. À la place des mots bien choisis pour se rendre complices et casser les plus dures carapaces, Édith préfère le lexique de la compétition. Lancé comme ça, au détour du dessert, elle s’exalte : « Tu sais que je connais ton père depuis plus longtemps que toi ? » Ce sont des mots salés qui viennent faire vaciller l’odeur sucrée et rassurante de l’enfance d’Ariane. Des mots piquants qui dévoilent ce que sera leur relation à toutes les deux. « Il n’y a plus que nous, la fille et la belle-mère. Et j’ai été prévenue. À la fin de cette soirée, je ne le saurai que plus tard, la guerre a été déclarée. »
Mais si Édith est capable de bien des choses, elle n’est pas capable d’éteindre complètement le soleil. L’amour filial, qui n’a fait que grandir et se resserrer aux gré des épreuves, est puissant. Dans ce livre, il y a toujours en toile de fond cet hommage à ce père héros, rigoleur, bricoleur, joueur, généreux et fidèle justicier. Ce père aux colères surjouées, surtout lorsqu’il s’agit de parler de politique. Cet oncle « le plus compréhensif, le plus cool ».
Une histoire de pertes
À 20 ans, le frère d’Ariane Bois meurt, volontairement. Sept ans plus tard, c’est sa mère qui disparaît dans un accident d’hélicoptère. Initialement quatre, ils ne se retrouvent plus qu’à deux : le père et la fille. Ensemble, ils font face à ce deuxième deuil impossible. Les semaines passent et son père finit par se résoudre à rejoindre « l’appartement désert, le lit froid, la brosse à dent rose, sentinelle d’un temps passé ! » Et alors, il n’y a plus que le travail pour combler la journée, et les réunions le soir à la Cimade pour continuer la fuite du vide et de l’absence. Puis, il y a les mots, les livres, pour tenter de comprendre et de dire l’indicible. Avec Martin cet été de Bernard Chambaz, il trouve ce qu’il cherche : « C’est ça que j’aurais voulu écrire ! » Peut-être que c’est d’ailleurs cela qui permet à Ariane d’écrire elle-même son premier roman, dont chaque phrase porte sur son frère disparu.
« On craint toujours plus le désespoir de ceux qu’on aime que le sien. J’ai écrit ce texte pour nous deux, et je crois, j’espère que sa parution a apaisé un peu sa peine. »
Puis Ariane et son mari déménagent, mais pas seuls. Son père finit par les rejoindre dans l’appartement d’en face qui se libère, non sans penser l’impossible : et si sa femme revenait ? « Le deuil connaît sa propre grammaire, étrangère à celle du monde réel. » Cette phrase, je la comprends profondément alors que des flashs de moi, jeune fille, criant intérieurement à ses hommes en noir de ne pas sceller ce cercueil, me reviennent en tête. Comment diable ne se rendaient-ils pas compte qu’il ne pourrait alors plus respirer ?
À la recherche d’une reconstruction
Un long couloir sombre s’ouvre devant eux. Mais comme toujours, après du temps, beaucoup de temps, et de la volonté aussi, l’espoir finit par ressurgir. « La chasse aux veufs est ouverte » lui lance-t-il un jour, de son fameux humour pince-sans-rire. C’est comme ça qu’elle voit passer dans sa vie plusieurs femmes sans qu’aucune ne restent accrochées au paysage. Puis il y a ce coup de téléphone où il lui demande de venir. Alors qu’elle entre dans l’appartement emplis des voix d’Ella Fitzgerald et Miles Davis, son œil capte une présence féminine. « Coup au cœur : de dos, on dirait ma mère. Petite, des jambes très minces moulées dans un jean bordeaux, comme elle. » Mais la ressemblance s’arrête-là. Édith a le regard dur et froid.
Bien sûr, les choses ne sont pas si simples. Aux premiers abords, l’histoire aurait même pu être belle. En effet, Édith et son père se connaissaient depuis leurs plus tendres années, chez les scouts protestants. Ariane se dit donc heureuse de cette rencontre qui ne peut qu’égayer « la solitude paternelle ».
Puis un événement vient ébranler les fondations. Lors de la bar-mitsva de leur aîné, Frédéric, Édith se permet de tout critiquer : le plat trop salé, l’emplacement qui n’est pas idéal, les cadeaux que reçoit son fils… Tout est sujet au désappointement. Si l’on prend à ça tous les autres événements, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. De quel droit se permet-elle d’être comme ça, et de déposer, indiciblement, tout son venin dans les réjouissances familiales ? C’est la première fois qu’Ariane décide d’affronter son père sur le plan personnel. Mais bien loin de la compréhension paternelle se dresse un mur furibond qui la traite de menteuse pleine de jalousie : « J’ai peur et mal, comme s’il m’avait cogné. […] J’échoue à le reconnaître, il semble ensorcelé, ligoté ». Jalouse ? Peut-être un peu. De façon infinitésimale, c’est bien possible. Portée par sa blessure, Ariane se rappelle Chantal, cette femme qui a fait, un temps, partie de la vie de son père et qui avait prononcé ces mots complices et bienveillants, mots dont Édith n’a jamais été capable : « Je ne serai jamais ta mère et je n’essaierai même pas. Celle-ci était un personnage de roman. Mais je vais tout faire pour rendre ton père heureux. » Chantal n’était ni une rivale ni une remplaçante. Elle avait trouvé sa place entre son père et sa fille, et tout le monde y trouvait son compte. Le problème ne venait pas d’elle, c’était une certitude.
Et pourtant, durant ces dix semaines à attendre un appel de son père, Ariane souffrira du sentiment d’abandon.
Une aube terrible
La seconde partie du livre fait s’écouler trois ans. Trois années où Ariane mène tambour battant sa vie de femme, de mère et d’épouse. Très vite, elle nous renvoie à cet été vers Avignon, alors que son mari, elle et ses enfants partent dans cette belle maison où ses parents avaient prévu de passer leur retraite. Là-bas, les attendent, son père et Édith. Là-bas, un énième drame survient. Par une nuit d’insomnie, Ariane va au salon et s’apprête à regarder les albums de famille : « Ma mère aimait les annoter de détails rigolos, mon père découper artistiquement les clichés pour en faire des bandes dessinées. » Mais l’incompréhension est totale. Sur toutes les photos, sa mère a disparu, déchiquetée par les coups de rage d’une personne toute désignée : Édith.
« Tout a été mis en pièces, il ne reste rien de notre bonheur passé. »
Quand son père se réveille ce matin-là, c’est une deuxième confrontation qui s’impose. Et cette fois-ci, les faits sont là, devant ses yeux. Malheureusement, cela ne changera pas le futur et son père ne quittera pas Edith pour autant.
Puis, vient cet appel. Son père a une leucémie. Tout tangue. Et pourtant, son père tel un roc, fait face à la maladie avec force et courage. Seulement, les mois passent et avec eux, la santé qui s’en va. « Le valeureux de mon enfance n’est plus qu’un souvenir. », tels sont les mots d’Ariane lorsqu’elle retrouve son père dans un état effroyable. C’est ainsi désormais qu’elle verra son père, dans l’appartement d’Édith dont toutes les portes sont fermées sauf celle de la chambre dans laquelle son père repose. Ces visites ne seront pas de tout repos, Edith cogne contre le mur, supportant mal de savoir Ariane avec son père. Un comportement peu adulte, dénotant un problème plus profond. Mais elle s’en prendra également physiquement à Ariane : « Alors, on vient nous narguer jusque chez nous ? Avec tes vacances, ton look, ta jolie voiture et ton brushing. »
Edith n’était pas saine. Edith était folle. Sur la fin, elle empêchera même tout le monde d’appeler son père. Partout où Édith passe, les liens trépassent. Autour d’elle, elle réussit à créer un vide, un gouffre que son père n’avait pas eu la force de surpasser.
« Haut les coeurs »
Progressivement, le livre nous emmène vers cette fin et ce vers de Jean-Paul Toulet : « Ce n’est pas drôle de mourir et d’aimer tant de choses, la nuit bleue et les matins roses… » Non, ce n’est pas drôle de mourir. Surtout dans cette chambre aux murs blancs où la nuit n’est pas bleue et les matins pas roses.
Son père est dans le coma. Dans une dernière déclaration d’amour, elle lui murmure qu’elle l’aime et qu’il lui est possible de partir maintenant. De passer de l’autre côté. À 13h, elle sort de la chambre et à 15h, son téléphone sonne : on lui annonce ce que son coeur et sa raison savaient déjà.
Aujourd’hui, le soleil s’est éteint.
Vous l’aurez certainement compris en me lisant, le livre d’Ariane Bois m’a énormément touché. Il y a une sorte d’alanguissement, d’engourdissement qui nous prend, tandis que nos battements de coeur se rebellent face à l’inévitable. Comme un rempart à la réalité qui s’abat, froide et dure, nous avons, nous aussi, envie de s’entourer de chaleur humaine à l’annonce de la fin.
L’auteure réussit bien son but avec Éteindre le soleil. D’abord celui qui lui est personnel car on sent son écriture s’alléger. Puis son but professionnel, à savoir : transmettre. J’ai eu l’impression de vivre un peu de son deuil, d’avancer avec elle dans ses doutes, ses interrogations, ses incompréhensions. J’ai pris son « je » pour le mien. Ce mélange crée indéniablement ce pacte précieux entre auteur et lecteur.
En somme, Eteindre le soleil est un livre merveilleux, teinté de ces mots justes qui marquent non pas l’Homme mais l’âme même.
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Parution le 10 février 2022 – 192 pages