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Karine Tuil – Mens-moi, je te dirai qui tu es

03 octobre 2013
Par Camille Plaisance
Karine Tuil - Mens-moi, je te dirai qui tu es
©DR

Illustré par ce proverbe : « Avec le mensonge on peut aller très loin mais on ne peut jamais en revenir », « L’Invention de nos vies » s’annonce comme une belle promesse intrigante d’histoire forte, de triangle amoureux et de mascarade menée par l’écriture alerte de Karine Tuil.

Voici l’histoire de Samir Tahar, grand avocat français qui fait carrière à New-York grâce à une usurpation d’identité (celle de son meilleur ami Samuel) et à qui tout réussit : travail, argent, famille. Vingt ans plus tôt la vie de Samir a croisé celles de Samuel et Nina sur les bancs de la faculté de droit. Nina et Samuel sont ensemble, ils s’aiment mais c’est dans les bras de Samir que Nina se sent vibrer, vivre. C’est cependant avec Samuel qu’elle choisira de rester et faire sa vie après la tentative de suicide de ce dernier. Le roman prend les personnages en vol au seuil de leur quarantième année. Nous sommes vingt ans plus tard et dans un tourbillon d’évènements menés d’une plume de maître par Karine Tuil, les vies de ces trois personnages vont se percuter, s’abîmer, se faire grandir, et changer à jamais dans le monde qui les enserre. 

« Commencer par sa blessure, commencer par ça… » Les premiers mots du roman nous catapultent désarmé dans la vie de Sam Tahar. On sent que le roman ne va pas être tendre, et qu’il faut s’attendre à toucher à la complexité de l’âme humaine et des blessures qu’elle contient. J’ai été captivée par ce début de roman qui appelle la compassion immédiate (quitte à revenir sur ses positions plus tard!) avec son personnage. L’auteur ne nous laisse pas le choix. Pas de fioriture. Pas de description pour entrer lentement et sûrement dans l’histoire. Non l’histoire est là devant nos yeux témoins et c’est par sa blessure que Sam Tahar est d’abord présenté. Mais est-ce une blessure physique ou une blessure à l’âme ? Tout est ouvert et le roman explore cette frontière-là, cette duplicité des choses, cette complexité de l’âme humaine.

Karine Tuil propose une écriture de la quantité qui ne met, à mon sens, jamais en péril la qualité. De ses longues collections de synonymes assemblés en phrases on tire du sens, de la précision. La phrase qui va plus loin, qui insiste encore et encore. On sait où nous sommes, et où on va. Ce rythme est un flot de mots auquel on ne peut pas résister et on se laisse emporter par la vague sans parfois pouvoir reprendre son souffle. Mais peu importe ça ne fait rien, puisque c’est ça aussi la vie : plonger dans le marasme de cette accumulation de mots et en ressortir questionné et grandi, avec la volonté d’échanger et de changer (peut-être).

Il y a une belle énergie dans l’écriture de Karine Tuil. L’écriture est singulière autant par ces phrases parsemées de slashs intercalant les différents verbes, les différents adjectifs, les différentes émotions que traversent les protagonistes, que par les notes en bas de page sur les biographies express et décalées des personnages.

« Samir Tahar, (…) le regard tourné vers la caméra avec l’incroyable maîtrise de l’acteur/du dompteur/du tireur d’élite (…) »

On est submergé par l’accumulation des détails, la précision des descriptions sans pour autant avoir le sentiment d’être dans le trop plein. Karine Tuil prend le temps avec ses personnages et elle nous les peint sous leurs vrais visages. On touche à l’intime avec délectation. La romancière réussit le pari fou d’un roman dense qui présente plusieurs personnages et s’attarde sur les personnages secondaires avec une intensité particulière.

On sent l’amour que porte Karine Tuil au second plan : tout y est précis et détaillé. Le montage parallèle de chaque chapitre nous garde en haleine comme dans un bon thriller. L’écriture est visuelle et charnelle ancrée dans le corps, la chair, et le ressenti des personnages. Karine Tuil parvient à mettre en mot l’absence, l’obsession, le reproche, le manque avec intensité, et réussit l’écriture des corps en décrépitude de l’homme à l’abandon.

« Le chagrin de Samuel occupait tout l’espace. C’était une douleur sourde et lancinante qui ondulait par vague du côté du coeur, avec des élancements soudains lorsqu’il pensait à elle. »

Ce livre sur le mensonge, ses implications, et la place que nous occupons dans la société offre un scénario truffé de rebondissements plausibles et réfléchis, des plus surprenants parfois. C’est un roman sur la réussite sociale et personnelle qui ne vont pas de pair ici. C’est un roman sur l’ascension et la chute. L’amour et la perdition. Les honneurs et le mépris. Tous ces sentiments qui se mélangent et qui bouillonnent en nous pour ressurgir à différents moment de notre vie. L’Invention de nos vies est un miroir juste et profond de notre société passée au crible par Karine Tuil.

« Ce jour-là, j’ai compris ce qu’impliquait réellement mon mensonge : la certitude que je ne partagerais jamais rien avec personne. Ni le bonheur ni le malheur. J’étais et je serais toujours seul. »

On y trouve même un roman dans le roman et les réflexions d’un auteur sur l’écriture et le processus littéraire.

« Il y a quelque chose d’asocial dans l’acte d’écrire : on écrit contre. »

Karine Tuil défend une écriture à vif, sur le fil du rasoir et chargée de toute la rage, et la violence intérieure contenues en chacun de nous. Elle en fait une force, un moteur littéraire. 

Le personnage qui devient auteur (à succès) sur le tard se révèle et vit enfin :

« C’est dans ce monde-là et pas ailleurs qu’il voulait vivre désormais, un monde où la place d’une virgule importait plus que la place sociale. »

Le roman de Karine Tuil nous emporte avec lui et, comme la marée qui se retire, il nous laisse démuni et en demande lorsque nous tournons la dernière page.

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Article rédigé par
Camille Plaisance
Camille Plaisance
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