Quel beau titre pour illustrer le sujet épineux du regard de la littérature sur la société : Comme nous existons est le récit autobiographique mais hautement littéraire de Kaoutar Harchi, fille d’immigrés postcoloniaux née dans l’Est de la France en 1987. A l’heure où les débats s’agitent et s’irritent sur la question de l’immigration, il peut être sage de se pencher sur ce témoignage direct, savamment construit et écrit d’une plume poétique hypnotique.
L’actualité résonne parfois de manière brutale dans nos vies. Son fonctionnement répétitif et acharné peut investir le champ de l’intimité par des thèmes souvent survolés et simplifiés suscitant l’incompréhension voire l’indignation.
En cette période électorale, il est difficile d’échapper à ce marronnier des tensions sociales qu’est l’immigration.
En tant que libraire, il n’est pas question de fuir ces crispations, mais d’essayer de les appréhender avec plus de recul afin de mieux vous conseiller. L’actualité engendre aussi en librairie un vivier de demandes à assouvir.
La littérature peut alors être d’une grande utilité. Un regard externe au flot continu de paroles souvent stériles. Une façon de s’extraire du torrent tumultueux des débats préfabriqués.
Mon coup de cœur de libraire
« Regardez », « voyez », « entendez » : l’auteure nous interpelle directement pour démontrer, par la puissance de la réalité, la vérité de sa condition de fille d’immigrés postcoloniaux. De parents marocains installés en France après la décolonisation par besoin de travail et de croire que la vie serait moins dure pour eux et meilleure pour leurs enfants dans l’ancien pays colonisateur, naît Kaoutar en 1987 près de Strasbourg.
Ce couple intègre et intégré, Hania et Mohamed, croient profondément aux valeurs de la France humaniste, jusqu’à se battre pour scolariser leur fille dans une école catholique, alors qu’ils sont musulmans, dans l’espoir de lui donner encore plus de chances de réussir sous l’apparence d’un plus vrai que nature.
Même conforme à toutes les exigences des normes françaises, le verdict tombera pour Kaoutar. Un couperet à triple tranchant : racial, social et genré. C’est cette existence « dans le tumulte ordinaire des vies dominées » que l’auteure décortiquera tout au long de ce récit. Une triple peine à laquelle elle oppose trois réactions de survie : « parler, répondre et lutter ».
Celle que même dans son lycée bien sous tous rapport, une professeure appelle affectueusement « ma petite arabe », car elle est bien gentille et sérieuse… pour une petite arabe.
Celle pour qui, rien n’est jamais évident financièrement, contrairement à ses camarades de classe pour qui « l’argent était un capital disponible : le capital des parents dans lequel les élèves savaient pouvoir puiser. »
Celle qui rend si fiers ses parents sous le joug du même verdict de classe et d’exil stigmatisant.
« Ce racisme qui, toujours, accompagna comme une ombre les peuples colonisés dans leur propre pays puis les peuples immigrés dans le pays de l’ancien pays colonisateur. »
C’est un regard avisé, doté d’une plume acérée, qui tranche au scalpel toutes les hypocrisies de notre société face à la question de l’immigration. À travers les souvenirs de famille, à la manière d’Annie Ernaux dans Les Années, Kaoutar Harchi tente de comprendre comment peut être la vie sans le poids d’une identité toujours à justifier.
Comme nous existons, pas seulement pour faire état de sa condition dans son intimité, mais l’élargir aussi aux évènements qui participent à structurer sa personnalité, comme ces pages déchirantes de vérité après la mort de Zyed et Bouna en 2005 et son traitement médiatique où pas un mot n’est accordé aux enfants, aux mères, aux parents, « prisonniers du poids des images, des paroles ».
Le dénigrement encore lorsqu’il s’agit d’aborder le débat récurrent du voile à l’école et où l’on s’aperçoit que dans le discours, ce n’est pas tant le tissu qui compte que la couleur de peau qui est dessous : « notre peau avait fini par recouvrir le tissu. »
Un récit littéraire pour témoigner de ce qu’en sa qualité de fille d’immigrés intégrés, éduquée, elle a dû subir et combattre pour y arriver. Peu ont cette chance, qui ressemble plus au hasard qu’à une volonté. L’acte d’écrire est alors aussi une vengeance qui se mêle à l’acte de survivre, au besoin de vivre et à la nécessité d’être dans ce texte nécessaire et salvateur.
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Parution le 18 août 2021 – 144 pages
Comme nous existons, de Kaoutar harchi (Actes Sud) sur Fnac.com
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*Sébastien est libraire à la Fnac de Parly 2 rayon fiction, spécialisé en littérature française. Il participe depuis plusieurs années au prix du Roman Fnac et écrit des chroniques sur son blog Fnac.com