Né en 1966 au Canada, Guy Delisle est un auteur québécois nourri à la BD franco-belge depuis sa plus tendre
enfance. Ses nombreux voyages lui ont inspiré des bandes dessinées sous forme de reportages, où il n’hésite pas
à se mettre en scène afin de raconter ce qu’il observe autour de lui. Depuis 2013, il s’attache aussi aux joies et aux
aléas de la paternité avec Le Guide du mauvais père, chroniques humoristiques sur la vie de famille.
1. Quelle est la BD qui vous a donné envie de faire de la BD ?
Guy Delisle : Rubrique-à-brac de Gotlib. Cette série a bercé mon adolescence. Après Tintin et Astérix, les jeunes auteurs arrivaient avec l’envie de faire rire autrement et surtout de faire rire les gens de leur âge. On passait de l’humour à la papa à de l’humour noir, de l’humour cynique, de l’humour qui choquait. C’était l’époque de Hara-Kiri, le magazine qu’on n’imagine plus aujourd’hui, de L’Écho des Savanes et d’autres que je dois oublier. Gotlib, le grand Gotlib a régné en maître sur l’humour absurde d’abord en tant que dessinateur et plus tard comme directeur chez Fluide Glacial. J’ai toujours aimé son ton et sa manière de raconter.
2. Quelle est la BD que vous conseilleriez à quelqu’un qui n’a jamais lu de BD de sa vie ?
C’est difficile à choisir, ça dépend beaucoup de l’âge et des sensibilités de chacun. Pour ceux qui n’aiment pas les mangas, je leur passe L’Âme du kyudo de Hirata Hiroshi. C’est historique et passionnant. Pour les jeunes filles, je pense à Orage et désespoir de Lucie Durbiano. Juste et élégant. Pour un adolescent, Ces jours qui disparaissent de Timothé Le Boucher. Troublant et captivant. Je pourrais continuer comme ça toute la journée. Il y a tellement de bonnes bandes dessinées qui sortent chaque année, ce n’est pas le choix qui manque. Un jour, Je me reconvertirai en libraire BD !
3. Quelle est la BD qui vous a fait le plus rêver ?
40 Days dans le Désert B de Moebius. Alors qu’il n’était qu’un jeune homme, Jean Giraud alias Moebius, visite les États-Unis. Il prend pas mal de drogues et se balade dans les paysages désertiques américains. De cette expérience chamanique, il ne reviendra jamais. Le désert l’habite et il ne cessera de l’illustrer durant sa longue et polymorphe carrière. Le désert est là, classique ou fantasmagorique. Un mélange de maîtrise et de folie, voilà ce que représente ce livre pour moi.
4. Quelle est votre BD culte ?
Maus de Art Spiegelman. Pour les gens de ma génération qui lisaient de la BD enfant et qui ont continué à en lire adolescent, il y a eu un moment où les histoires et le format qu’on nous proposait ne suffisaient plus. Beaucoup se disait : « Ne pourrait-on pas faire plus avec ce médium ? Ne pourrait-on pas l’emmener vers d’autres directions ou explorer d’autres formes narratives ? » Maus a répondu d’une façon magistrale à ces questions. Prix Pulitzer, gigantesque succès de librairie, Maus, par sa force narrative est unique en son genre.
5. Quel est le film que vous rêveriez d’adapter en bande dessinée ?
Mon choix se porterait probablement sur un Lucky Luke : Le Cavalier blanc ou Le Pied-Tendre. Ces deux scénarios sont si bien ficelés avec des personnages inoubliables qu’on se demande pourquoi ça n’existe pas déjà. Jean Dujardin en Lucky Luke et Edouard Baer dans le rôle du Pied-Tendre. Rêvons un peu.
6. Quelle est la BD qui vous a fait le plus rire ?
L’Encyclopédie des bébés de Daniel Goossens. Le monde se divise en deux : ceux qui aime l’humour de Daniel Goossens et ceux qui ne comprennent rien. Combien de fois dans une soirée qui s’annonçait ennuyeuse, je me suis retrouvé avec un voisin à discuter tranquillement. Puis la conversation se dirige vers la bande dessinée, on parle de nos goûts, nos favoris et tout à coup on évoque Goossens et son humour inimitable et son génie. Habituellement, le reste de la soirée se déroule dans l’hilarité la plus totale à se raconter tour à tour nos extraits préférés parmi ses nombreux albums en pouffant de rire à essayer de reprendre tel phrasé ou tel attitude de personnage. Moi personnellement, c’est celle du bébé à l’aéroport qui essaie de passer la douane avec son passeport d’enfant de 3 ans. Et il est là à suer à grosses gouttes devant le douanier qui le regarde d’un air sévère. « Arrêtez-le, c’est un bébé ! » Ha ha ! Ceux qui rigolent savent de quoi je parle.
7. Quelle est la BD qui vous a fait le plus pleurer ?
NonNonBâ de Shigeru Mizuki. Mizuki est un grand conteur. Que l’on aime ou pas les mangas, ses oeuvres nous emportent et finalement peu importe le format, la beauté du dessin seul compte. Dans son autobiographie Vie de Mizuki, il retrace sa vie de jeune homme paresseux, enrôlé dans l’armée japonaise pour aller se battre dans les îles du Pacifique. De cette expérience traumatisante, il reviendra le bras gauche en moins et l’envie de faire des mangas. Après des années d’après-guerre très difficiles, il apprendra à dessiner du bras droit (il était gaucher), il rencontre le succès avec les histoires de Kitaro le repoussant, un enfant très moche chasseur de yōkai. Ces créatures surnaturelles tirées du folklore japonais, il les a découvertes avec une vieille femme, amie de la famille, nommée NonNonBâ. Ce livre raconte la relation du jeune Shigeru avec cette femme superstitieuse et traditionnelle qui le guidera dans sa vie et dans ces mondes peuplés de fantômes et d’esprits malicieux.
8. Quel est votre premier gros choc de lecture ?
Le Bar à Joe de Carlos Sampayo et José Muñoz. Au début de l’adolescence, une bibliothèque flambant neuve s’est ouverte dans ma petite ville. Comme l’équipe de libraires était jeune, ils avaient acheté un fond de bande dessinée assez conséquent. Merci à eux. J’ai épluché méthodiquement tous les rayons et j’ai découvert tour à tour : Lauzier avec ses Tranches de vie, le Arzach de Moebius, le Transperceneige de Lob et Rochette, Silence de Comès et une foule d’autres, mais je restais imperméable au dessin de Muñoz. Je trouvais ça tout simplement mal dessiné. Un jour d’hiver où je fouillais dans les rayons de la bibliothèque, j’ouvre pour la dixième fois Le Bar à Joe, la lumière descend du ciel et mon esprit s’ouvre à la vérité : Muñoz est un des plus grands dessinateurs de notre époque. Cet album a été un choc immense pour moi.
9. Quelle est la BD que vous auriez aimé écrire?
Le Cosmoschtroumpf de Peyo. J’ai eu la chance de lire la série des Schtroumpfs dans mon enfance avant que ça devienne une usine à produits dérivés. Les petits personnages bleus de la forêt ont vu le jour dans un album de Johan & Pirlouit, La Flûte à six trous, où on les voit abattre un chêne centenaire pour le transformer en une petite flûte. C’était avant le mouvement écologique. C’est l’époque où Lucky Luke fumait des clopes. Tous les premiers albums des Schtroumpfs sont des petits bijoux de narration. Pour réaliser le rêve du Cosmoschtroumpf : visiter une autre planète avec sa fusée, le village organise tout un stratagème pour lui faire croire à son succès. Ils se déguisent en extraterrestre et l’accueil en étranger venu du ciel. Le scénario est très astucieux, il n’y a pas une case en trop et les thèmes abordés font écho autant à l’enfant qu’à l’adulte.
10. Quelle est la BD que vous relisez sans cesse sans jamais vous lasser ?
Le Cheval blême de David B. Paru en 1992, Le Cheval blême est un album fondateur de la maison d’édition L’Association. À l’époque j’avais à peu près cessé de lire de la bande dessinée et je tombe, au hasard d’une librairie, sur ce curieux album. Le format se rapproche plus d’un roman, les dessins sont en noir et blanc et la couverture au graphisme simple me fait envie. C’est d’ailleurs cette couverture qui donnera le ton pour toutes les prochaines couvertures de L’Association. À la lecture, je découvre un auteur de mon âge qui écrit pour des lecteurs de mon âge. Le Cheval blême raconte une série de rêves que l’auteur a pris la peine de noter à son réveil. Des personnages, des mythes et des légendes se mélangent, et tout ça avec la Seconde Guerre mondiale en toile de fond. À sa lecture, je me disais qu’aucun autre médium n’arriverait à décrire avec une telle justesse un environnement onirique. Il a été pour moi la découverte d’une nouvelle bande dessinée pour adultes. L’année suivant cette lecture, j’ai envoyé mes premières histoires courtes à ce même éditeur.
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