La ou le commissaire d’exposition est une figure qui intrigue – c’est celui ou celle qui regroupe des artistes autour d’un thème et crée un univers à explorer pour le visiteur ou la visiteuse. Que faut-il savoir faire pour être commissaire ? Comment se passent les coulisses d’une exposition ?
Afin de mieux comprendre qui imagine les expositions d’art contemporain, quatre commissaires ont répondu à nos questions : Noam Alon, jeune commissaire qui prépare un projet de thèse, Julie Crenn, commissaire d’exposition indépendante, critique et docteure en histoire de l’art, qui est depuis 2018 commissaire associée à la programmation du Transpalette – Centre d’art contemporain de Bourges, Marianne Derrien, commissaire d’exposition indépendante, critique d’art, enseignante et vice-présidente de C-E-A, association française des commissaires d’exposition, et enfin Anne Dressen, commissaire d’exposition à l’ARC (Animation-Recherche-Confrontation), le département contemporain du Musée d’art moderne de la ville de Paris.
La figure du ou de la commissaire – parfois appelé « curateur » ou « curatrice » – émerge dans les années 1960 avec le Suisse Harald Szeeman, qui se dit le premier independent curator. Alors que les artistes prenaient auparavant eux-mêmes en charge l’organisation de leurs expositions, suivis des collectionneur·euse·s, marchand·e·s, conservateur·rice·s au tournant du XXe siècle, le rôle du commissaire prend son essor en France dans les années 1980 et répond à une demande toujours croissante d’organisation d’expositions.
Des définitions plurielles
Une des raisons du flou qui entoure encore le métier de commissaire est sa définition plurielle. Organiser des expositions et construire un discours autour des œuvres n’est en effet qu’une facette du commissariat. Pour Julie Crenn, il s’agit aussi de « prendre soin des artistes et de leurs œuvres, les accompagner au mieux dans leur démarche » et cela est indissociable d’un travail d’écriture. Noam Alon, lui, envisage sa pratique comme relevant de la recherche et de la création artistique, basées sur ses dialogues avec les artistes. Depuis 2021, les commissaires ont officiellement le statut d’artistes-auteurs et autrices, leur permettant de faire valoir leurs droits sur des questions juridiques, fiscales et financières.
Le ou la commissaire a presque toujours plusieurs casquettes – dans sa pratique curatoriale, il ou elle se fait régisseur·euse, médiateur·rice, scénographe. Comme le dit Marianne Derrien : « Il y a souvent l’idée que le commissaire est une sorte de couteau suisse qui a une capacité d’action sur un projet d’exposition, sur un projet de recherche, sur un concept. On retrouve régulièrement ces métaphores du couteau suisse, du chef d’orchestre, du metteur en scène. Aujourd’hui, j’aborderais plus cette pratique comme relevant avant tout du compagnonnage, du marrainage. Le commissaire est quelqu’un qui, dans sa manière de travailler avec les artistes, est à côté d’eux, avec eux et parfois tout contre eux. »
Certains sont salariés d’institutions, comme Anne Dressen, tandis que d’autres sont indépendants et travaillent en collaboration avec des lieux et des structures. Pour Marianne Derrien, être commissaire correspond à « une activité professionnelle qui se conjugue également avec [s]es activités de critique d’art et d’enseignante ».
“Personne ne m’a dit : ‘Tu es commissaire’”
Mais, si les définitions varient autant, comment réussir à se dire commissaire ? Comment se sentir légitime dans sa pratique ? C’est le plus souvent sur le terrain que cette affirmation se fait. Anne Dressen et Noam Alon se sont dits commissaires à partir de leurs premières expositions, Full Contact, pour la première, organisée à New York en parallèle de ses études, et, pour le second, deux expositions individuelles d’amies élèves des Beaux-Arts de Paris. C’est après avoir travaillé en galerie d’art contemporain et avoir été chargée de mission à la Villa Médicis à Rome que Marianne Derrien a décidé d’en faire une part de son identité professionnelle : « C’est en faisant qu’on se définit. » Pour Julie Crenn, cela s’est passé pendant son doctorat, alors qu’elle écrivait des textes pour des artistes et réfléchissait aux meilleures manières de les accompagner : « Ayant suivi une formation universitaire axée sur la recherche, je ne pensais pas pouvoir devenir commissaire d’expositions, je ne savais pas vraiment ce qu’était ce métier et surtout comment m’y prendre. Ne vivant pas à Paris, tout me semblait compliqué au départ en termes de connexion avec le monde de l’art. Ce sont finalement les artistes qui m’ont permis de proposer les premières expositions. »
Ainsi, les parcours des commissaires sont aussi multiples que les définitions du métier. Des formations existent, comme le Master professionnel Sciences et techniques de l’exposition à Paris I, qu’a suivi Marianne Derrien, ou celui de Rennes 2, Métiers et arts de l’exposition. Cependant, elles ne sont pas une condition sine qua none au commissariat. Noam Alon a, pour sa part, pratiqué la performance en Israël avant d’étudier l’histoire de l’art contemporain, l’esthétique, la sociologie de l’art à l’EHESS et à Paris 8. Selon Julie Crenn, « ce n’est pas tant la question de la formation qui compte, mais avant tout les intentions, ce que la personne veut faire et veut dire avec les artistes, par le lieu de l’exposition ».
Choisir des thématiques, suivre des artistes, occuper des lieux
Si certains commissaires choisissent de se spécialiser dans l’interrogation d’enjeux sociétaux et/ou de thématiques, d’autres construisent leur fil rouge plus progressivement. Par la trilogie Decorum – Tapis et tapisseries d’artistes (2013-2014), Medusa – Bijoux et tabous (2017) et Les Flammes – L’Âge de la céramique (2021-2022), Anne Dressen a interrogé ce qu’elle appelle « les périphéries de l’art », les techniques de création moins reconnues que la peinture et la sculpture, en soulevant la question du décoratif : « Ce n’est que rétrospectivement que je réalise qu’entre ces expositions assez hétéroclites, il y a une forme de dénominateur commun que m’ont inspiré les artistes. » Il en va de même pour Noam Alon : « Je préfère rester ouvert et avoir la possibilité de découvrir plein de domaines différents. Mes expositions se répondent parfois et me permettent d’approfondir des thématiques. » Cela fait écho à l’évolution des pratiques artistiques, comme le montre Marianne Derrien : « Je n’ai pas UNE spécialité. C’est peut-être ce qui définit la génération la plus émergente de commissaires. On a une capacité et une volonté de travailler sur différentes pratiques et média, puisque les artistes ne se spécialisent plus eux-mêmes dans un médium. »
Ce sont aussi les affinités avec les artistes qui engendrent les projets d’exposition. « J’aime bien retravailler avec certains des artistes avec qui je suis le plus en relation. J’ai l’impression que nos échanges nous nourrissent mutuellement. Les expositions que je fais, je les fais pour partager des intuitions et des découvertes avec le public, bien sûr, mais je me dis que si elles plaisent aussi aux artistes, elles n’en sont que plus réussies », déclare Anne Dressen.
La mise en place dans l’espace donne lieu à ce qu’Anne Dressen appelle « la magie de l’accrochage » : « J’ai anticipé les relations entre les œuvres et pourtant, chaque fois, il y a d’autres éléments qui m’apparaissent quand les œuvres sont physiquement là. C’est un moment d’euphorie. J’ai l’impression que, même malgré moi, il y a une forme de nécessité à ce qu’elles se rencontrent. Et puis, très souvent, quand on accroche une œuvre, à quelques centimètres près, ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas. C’est une sorte d’évidence. Dans l’espace, la relation entre les œuvres n’est pas seulement linéaire. Elle est aussi spatiale et en profondeur. J’aime ne pas cloisonner les espaces et qu’il y ait plusieurs perspectives possibles. Ça permet à d’autres dialogues de s’engager. Il n’y a jamais qu’une lecture possible. »
Le lieu qui accueille l’exposition joue un rôle fondamental dans sa conception et dans sa mise en œuvre. Marianne Derrien a par exemple imaginé une programmation d’expositions dans une laverie à la Cité internationale des arts et réfléchit à une présentation dans une voiture : « À mon avis, beaucoup de choses se font par des contraintes. Pour moi, une exposition, c’est un champ de force, presque un champ magnétique, entre des objets et un lieu. Il y a des questions de lumière, d’énergie, d’humidité aussi. » Depuis deux ans, elle est en résidence dans un espace itinérant autogéré par un collectif d’artistes, le Wonder. Les projets y sont pensés collectivement du début jusqu’à la fin, avec ou sans budget, en valorisant l’autonomie et la mutualisation : « C’est un nouveau monde, une nouvelle approche. »
L’organisation d’une exposition est bien un moment de rencontre entre différents corps de métiers. Dans les institutions, les scénographes, socleurs et socleuses, personnes en charge de la communication, de la logistique et de la médiation participent au projet tandis que, pour les indépendants, le do it yourself et la recherche de réseaux d’entraide sont souvent la règle, comme le raconte Noam Alon : « C’est vraiment important d’avoir dans son réseau des scénographes qui ont des solutions rapides et peu chères pour des problèmes tels qu’accrocher une pièce lourde ou recouvrir un mur. Avoir autour de soi quelqu’un qui s’y connait en numérique est aussi très précieux pour la projection de vidéos, la présentation de tablettes tactiles… Pour l’éclairage, pour l’instant, je le fais à l’œil avec les artistes. Je ne peux pas encore me permettre d’embaucher quelqu’un. »
Gagner sa vie
Les enjeux de reconnaissance du métier font écho à des enjeux économiques : comment gagne-t-on sa vie en tant que commissaire indépendant ? « Difficilement, nous dit Julie Crenn. Les montants de rémunération varient selon les structures avec lesquelles je collabore. Ces montants sont le plus souvent ridiculement bas lorsque l’on considère le temps passé à la préparation d’une exposition (plusieurs mois, voire années). D’un point de vue économique, je vis la même situation que les artistes. » Marianne Derrien trouve un équilibre économique – qui reste fragile – dans le cumul de ses activités de commissaire, de critique et d’enseignante, tandis que Noam Alon vit grâce à des financements ponctuels issus de ses résidences et collaborations, mais aussi de ses activités de guide-conférencier : « Quand tu commences ta carrière, afin de justifier ta pratique, il faut faire beaucoup de projets à la fois, même s’ils ne sont pas rémunérés. Jusqu’à quel moment est-ce qu’on doit accumuler des lignes supplémentaires sur notre CV comme un salaire fictif qu’on touchera un jour ? »
Comme le dit Anne Dressen : « Il y a dans la culture en général une précarité qui est assez injustifiable si l’on pense au marché de l’art et à d’autres sphères professionnelles. C’est important de se regrouper pour négocier et revendiquer des droits. » C’est pour cette raison que l’association C-E-A a été fondée en 2007. Pour Marianne Derrien, qui en est aujourd’hui vice-présidente, il s’agit aussi de « rencontrer d’autres commissaires et de mieux comprendre cette activité, cette méthodologie. C-E-A nous permet de voir comment les autres travaillent, avec qui, de créer un réseau et d’avoir des pratiques de travail les plus justes possibles pour en finir avec ce statut précaire. Le but est de ne pas rester isolés et de se fédérer. »
Perspectives individuelles et collectives
Comme la société qui l’accompagne, le métier de commissaire ne cesse d’évoluer. Selon Marianne Derrien, « on passe de plus en plus du commissaire comme figure d’autorité qui préfère parfois travailler avec les œuvres plutôt qu’avec des artistes à des commissaires engagés autour du concept de care, dans une relation approfondie avec l’artiste. » La recherche de collaboration et d’horizontalité est également largement partagée : « Le rêve, pour Noam Alon, c’est de travailler en équipe. Bien que la rencontre entre deux langages esthétiques ne soit pas toujours évidente, pouvoir compter sur les forces de l’autre, partager le travail et échanger sur les rebondissements d’une exposition est précieux. » Anne Dressen voit aussi la formation et la transmission comme des aspects fondamentaux de son travail – elle collabore ainsi avec de jeunes professionnels comme Noam Alon et Margot Nguyen.
Il ressort enfin de ces entretiens une volonté d’aller toujours plus – et différemment – vers les publics. Pour chacune de ses expositions, Noam Alon développe des visites guidées inspirées de son expérience de performeur. Elles sont pour lui la clé de voûte de son propos. Anne Dressen, quant à elle, réfléchit à la place du corps du visiteur ou de la visiteuse en choisissant par exemple des pièces de mobilier qui font écho aux œuvres et au discours de chaque projet. Elle veut également laisser plus de place à la diversité des regards dans les supports de médiation et à la participation du public pour montrer que, dans les expositions comme ailleurs, l’objectivité et la neutralité n’existent pas.