Enquête

La photographie de jeu vidéo, tout un art ?

16 mars 2022
Par Michaël Naulin
La photographie de jeu vidéo, tout un art ?
©Élise Aubisse

Depuis plusieurs années déjà, la photographie dite « in-game » séduit de plus en plus de joueurs de jeux vidéo. Certains sont même devenus des photographes de référence dans le domaine. Nous les avons rencontrés pour comprendre leur univers et surtout répondre à la question cruciale : la photographie in-game, ou virtuelle, est-elle un art ?

Dans la vie comme dans les jeux vidéo, il y a les pressés, les Usain Bolt du joystick, qui, en un week-end, avalent toutes les missions sans indigestion. Et puis il y a les contemplatifs, ceux qui prennent le temps de nouer des liens avec les PNJ (personnage non jouable), qui regardent derrière eux si les traces de pas restent sur la neige ou s’amusent à observer les petits détails d’une pièce en pensant, émus, au graphiste qui a mis plusieurs jours à concevoir l’endroit où le joueur lambda ne passera que 20 secondes sans même s’en soucier.

©Élise Aubisse

Depuis fort fort longtemps déjà, ils ont cherché à capter la beauté des jeux vidéo. Ça a commencé par la vulgaire capture d’écran, pour arriver aujourd’hui à une véritable pratique : la photographie de jeu vidéo. Saisir un paysage, un visage, une scène d’un univers numérique pour en garder trace. La photo dite « in-game » prend de l’ampleur et forme aujourd’hui une importante communauté sur les réseaux sociaux. Cela va du petit compte amateur à des personnalités qui affichent même leurs clichés dans des salles d’exposition. Ces photos du monde virtuel, souvent confondantes de réalisme, posent plusieurs questions. La photographie virtuelle est-elle un art ? Peut-on vendre ses clichés ? Nous avons rencontré plusieurs joueurs-photographes pour comprendre le phénomène.

Je peux passer au moins dix minutes à prendre une photo

Florian a 35 ans. Sa passion pour la photo de jeux vidéo s’est révélée pendant la pandémie. Ou plutôt l’envie de la partager. « J’en prends depuis l’apparition de la touche “share” sur PS4, raconte-t-il. Au début, c’était un simple plaisir personnel, comme si je faisais un album de famille, mais je ne partageais pas ma passion. » Et puis, le confinement est arrivé. « Pendant et après la période Covid, on s’est essayés à de nouveaux moyens d’interaction avec des nouvelles personnes et c’est comme ça que j’ai commencé à partager mes photos sur Instagram. »

Son compte, lesmondesvirtuels.vp rassemble quelques-uns de ses clichés. Contrairement à une grande majorité des photos qui circulent sur les réseaux sociaux, Florian se focalise sur les petits jeux indépendants. « J’ai vraiment un projet culturel. On retrouve malheureusement beaucoup les mêmes titres. Cinq ou six blockbusters. J’ai réalisé que le jeu vidéo était devenu une industrie culturelle de masse qui donne une représentation un peu faussée du genre », explique celui qui dans la vraie vie travaille dans la communication.

©lesmondesvirtuels.vp

C’est pour ça qu’il met en avant des jeux moins connus, « dans une démarche culturelle et patrimoniale ». Il cite par exemple le jeu Sable, « qui rend hommage au dessinateur Moebius » ou encore Bound « et sa très belle esthétique ».

Mais, il l’avoue, le jeu déclic, « comme pour beaucoup, je pense », qui lui a donné l’envie de photographier in-game, « c’est The Last of Us II. Il est esthétiquement fou ». Ce jeu de survie, développé en 2020 par les Américains de Naughty Dog, offre un réalisme époustouflant. Et surtout, il dispose d’un mode photo très complet où il est possible de figer la scène et de choisir entre plusieurs filtres et autres réglages. Émotions dans les visages, vues saisissantes de villes abandonnées ou de pleine nature… On peine parfois à se dire que ces photos sont issues d’un univers virtuel. Et l’industrie du jeu vidéo ne s’y trompe pas. Il est loin le temps de la simple capture d’écran ou des premiers modes photo, déjà existants dans les années 1990. Désormais, les dernières sorties offrent un mode photo ultracomplet, parfois proche d’un logiciel de retouche comme Lightroom, avec correction de la luminosité, des contrastes, des couleurs…

©lesmondesvirtuels.vp

Jean Zeid est journaliste, spécialisé dans les jeux vidéo. Auteur notamment du livre Art et jeux vidéo, il explique pourquoi le phénomène séduit tant : « Cela prouve un amour, une passion pour le gaming ; comme on prend des clichés pour l’anniversaire de ses enfants, on immortalise un moment dans le jeu vidéo. » La pratique devient aussi une façon différente de jouer. Davantage dans la contemplation, moins dans la performance continue. « La nature du jeu vidéo est d’être dans l’action, et là c’est un moment où on appuie sur pause », souligne-t-il.

Alors, forcément, pour saisir l’instant décisif, le photographe prend son temps, prend beaucoup son temps… « Je pense que je double ma durée de jeu par rapport à la moyenne, sourit Florian. Je peux passer au moins dix minutes à prendre une photo. Mais c’est aussi une façon de rendre hommage au travail qui a été fait par les développeurs. »

Des modes photos dignes de Lightroom

Certains, comme Élise Aubisse, n’ont pas attendu ces modes ultraperformants pour faire de la photo in-game. La photographe de 29 ans s’est fait connaître sur Star Wars: Battlefront (2015, Electronic Arts). Alors qu’elle est en apprentissage photo, elle réalise un travail sur les jeux vidéo et y découvre le potentiel de la photo virtuelle grâce à une combine : entrer un code spécial qui transforme l’arme et son viseur en appareil photo. Elle s’improvise alors photographe de guerre… virtuelle.

Son objectif « cracké » lui permet « de retrouver les mêmes réflexes que le photographe ». Non armée, il faut qu’elle s’approche au plus près de l’action sans être atteinte par un tir de Stormtrooper adverse.

©Élise Aubisse

Et même si le jeu vidéo, s’affranchissant souvent des contraintes réelles, peut facilement offrir des angles impressionnants, Élise Aubisse tente de rester au maximum réaliste dans son approche photo. « J’essaye de garder des réflexes de la vie, garder les pieds sur terre, je m’impose une éthique dans les jeux vidéo comme si c’était en vrai », explique-t-elle. Pas de scènes trop violentes, des clichés qui respectent la dignité du joueur…

Celle qui travaille pour une entreprise d’accessoires de gaming a-t-elle pensé à devenir photoreporter, en vrai ? Sa réponse est très éclairante : « Le jeu vidéo est banal et violent, cela peut désensibiliser à la violence. Se retrouver sur un vrai terrain de guerre pourrait engendrer de mauvaises réactions », analyse-t-elle.

D’autres on fait le chemin inverse. Comme le photojournaliste Ashley Gilbertson, envoyé par le journal américain Time sur le terrain virtuel de The Last of Us. « Je recherche des scènes particulières quand je travaille. Et en jouant, je me suis retrouvé à faire la même chose. Je gravitais entre des scènes plus sombres ou des endroits avec des éclats de lumière. Les deux environnements que j‘aime photographier sur le terrain », témoignait-il dans son compte rendu.

Récemment, la fameuse franchise de jeux de guerre Call of Duty a aussi invité deux photoreporters, Alex Potter et Sebastiano Piccolomini, à prendre en photo des scènes du dernier opus Call of Duty Vanguard avec un argument marketing percutant : « La Seconde Guerre mondiale comme vous ne l’avez jamais vue ».

Art or not art ?

Si elle ne souhaite pas aller sur les terrains de guerre, Élise Aubisse a en tout cas trouvé comment lier la photographie qu’elle pratique « dans la vraie vie » et sa passion du jeu vidéo. C’est sur le jeu postapocalyptique Fallout 4 (Bethesda, 2015) qu’elle développe sa propre façon de capturer l’action. Avec son boîtier photo argentique, elle prend des clichés de ses screenshots « pour donner une texture à l’image », le fameux grain de l’argentique.

« Si on s’arrête au screenshot, l’image est trop parfaite, trop lisse », considère-t-elle. Elle en ressort alors des images quasi réalistes, comme prises au milieu du XXe siècle, dans un noir et blanc imparfait, balafré de multiples défauts.

©Élise Aubisse

Le potentiel créatif devient donc presque infini. C’est comme ça que Florian perçoit aussi la démarche. « Je ne me sens pas légitime d’être photographe dans la vraie vie, mais je considère cette pratique comme un mode d’expression artistique dans la manière dont j’édite mes photos, mon regard, mes choix de cadrage… »

Alors que la communauté est grandissante, le genre connaît déjà ses personnalités. On peut citer par exemple le Finlandais Petri Levälahti, alias Berduu, comptabilisant plus de 13 000 abonnés sur Instagram et qui a fait de sa passion son métier puisqu’il réalise des captures d’écran exclusivement pour les studios DICE, connus notamment pour les jeux de guerre ultraréalistes de Battlefield. Leo Sang a aussi une belle notoriété dans la communauté des photographes vidéoludiques, notamment pour avoir plusieurs fois exposé ses photographies très esthétiques dans plusieurs lieux, en Californie, mais aussi à São Paulo ou, plus près de chez nous, à Montpellier et à Toulouse.

Photographe indépendant IRL (in real life, dans la vraie vie), il insiste sur la grande liberté d’action offerte par le jeu vidéo : « L‘environnement virtuel est très sûr et permet une liberté de création qui peut se révéler très coûteuse et difficile à exécuter dans la vie réelle. » Comme obtenir des autorisations pour photographier un lieu, louer un studio… Sans compter la facilité déconcertante de déplacement dans un jeu, « comme gravir des bâtiments, des montagnes ou même voler dans les airs » pour obtenir le meilleur angle.

Et, parfois, le réalisme est confondant, au point que la photographie n’appartient presque plus au jeu dans lequel elle a été prise. Jean Zeid l’explique aussi en reprenant l’exemple du mode photo bluffant de Last of Us II : « En ayant des notions de lumière, de cadrage, en faisant poser son personnage, son regard… Le rendu est si différent qu’on ne reconnaît pas le jeu. Il y a une étrangeté du mode photo qui devient presque une photo out-game. »

©Leo Sang

La photo in-game s’extirpe de l’univers pour devenir une œuvre à part entière, une création du joueur qui y apporte sa touche personnelle. Alors, est-ce vraiment de l’art ? Pour Jean Zeid, sans aucun doute. Chaque joueur développe son œil photo, sa singularité. « C’est vraiment de l’art, il y a un monde imaginaire dont le photographe va apporter sa propre interprétation, il y a un vrai regard artistique », insiste-t-il.

Droit d’auteur, game over

Mais voilà. Comme dans tout bon jeu vidéo, il y a un boss de fin. Et ici, il porte le nom de droit d’auteur. Si les éditeurs ajoutent des modes photos à leur création, ce n’est pas seulement pour l’amour du « clic clac », mais aussi pour une raison très pragmatique. Les photos publiées sur les réseaux, qui sont ensuite partagées au sein de la communauté, génèrent une publicité totalement gratuite et diablement efficace. Un argument marketing qui explique le flou artistique autour de la propriété de ces images.

À l’instar d’un photographe classique qui vend ses clichés à des particuliers, des galeries ou des médias, un photographe de jeu vidéo a-t-il le même droit ? Jean Zeid est très clair là-dessus. « Les éditeurs et la licence ont la propriété sur l’intégralité du contenu. On ne peut pas vendre légalement ses clichés, sauf dans un cadre très précis lors d’une exposition ou une cession des droits. »

©Leo Sang

La plupart des joueurs photographes en sont totalement conscients, comme Florian, notre fan des jeux indé. « Ce n’est pas mon but de vendre ces photos. Je ne me sens pas légitime. Les vrais artistes, ce sont ceux qui sont dans le studio de développement. Ce que je fais est une sorte de fan art, un pas de côté, mais je ne me vois pas vendre quelque chose qui ne m’appartient pas totalement. »

Mais tous n’ont pas le même scrupule. « Malheureusement, la plupart des cas de fraudes sont relevés auprès de petits jeux indépendants qui n’ont pas forcément les moyens juridiques suffisants pour se défendre » , confirme Jean Zeid. Élise Aubisse a hésité, au début. « Mais j’ai vite compris que ce n’était pas une bonne idée. Je n’ai pas envie d’avoir des problèmes », explique-t-elle. Par contre, la photographe a déjà eu la reconnaissance de son travail lors d’une projection de ses clichés à l’Institut finlandais de Paris.

©Élise Aubisse

Et l’arrivée des NFT (jetons non fongible), ces fichiers numériques auxquels un certificat d‘authenticité numérique est lié, change-t-elle la donne ? Non messieurs, dames, pas pour un Bitcoin. « C’est toujours strictement interdit d’en vendre, insiste Jean Zeid. À part si c’est le jeu lui-même qui les met en vente. Mais sinon, il y a des règles, comme dans la vraie vie, où on ne peut pas faire commerce de photos de certains monuments. »

Réside finalement peut-être ici la beauté du phénomène. Une communauté de plus en plus nombreuse qui partage ses créations pour le plaisir de l’image et du jeu vidéo, sans recherche de bénéfice. Et c’est le photographe Léo Sang qui résume le mieux la démarche : « Moi et les milliers d’autres artistes, nous aimons créer nos œuvres et nous nous réjouissons de les partager autour de nous, d’en discuter et de découvrir de nouvelles façons de faire l’art du jeu vidéo. »

À lire aussi

Article rédigé par
Michaël Naulin
Michaël Naulin
Journaliste