Certains concepts psychologiques et philosophiques semblent parfois très (trop) compliqués. Pourtant, on les rencontre tous les jours, notamment dans les films et les séries. La preuve avec le syndrome de Peter Pan, décrypté par la psychanalyste Emma Scali.
Comment définiriez-vous le syndrome de Peter Pan ?
On l’appelle “syndrome”, mais je pense qu’il serait plus juste de parler du complexe de Peter Pan, comme on parle du complexe d’Œdipe. Il concerne des personnes qui ne veulent pas grandir et qui souhaitent se comporter comme des enfants toute leur vie. Elles ont besoin d’être prises en charge et de se sentir en sécurité. D’une certaine façon, elles restent bloquées dans leur enfance. Le concept a été mis à jour par un psychanalyste américain, Dan Kiley, et il fait évidemment référence au personnage de J. M. Barrie.
Peut-on parler de trouble psychologique ?
Ce n’est pas vraiment considéré comme une pathologie clinique, c’est plus un complexe handicapant. Quand on se comporte comme un enfant de 7 ans alors qu’on en a 25, ça peut être gênant au quotidien. Certaines personnes vont vouloir se nourrir exclusivement de bonbons, ne pas prendre en considération leurs responsabilités, ne jamais partir de chez leurs parents, comme Tanguy. Parmi nos mécanismes de défense, il y a un phénomène qui s’appelle la confluence, c’est le fait de fusionner avec l’autre. Roméo et Juliette en sont un parfait exemple : ils s’aiment tellement qu’ils meurent ensemble. Est-ce vraiment de l’amour, d’ailleurs ? Ou n’est-ce pas plutôt une forme d’ultradépendance ?
Bien sûr, toute relation amoureuse commence par une forme de confluence et de fusion. Mais, si on reste là-dedans, cela génère de la con-fusion. Quand ce mécanisme de défense devient névrotique (et handicapant), cela vient souvent du fait que la fusion avec la mère a perduré plus longtemps que nécessaire. En général, ceux qui ont le syndrome de Peter Pan ne font pas de crise d’adolescence. Ils sont et restent enfants. Ils n’arrivent pas à être déloyaux vis-à-vis de leurs parents. Mais il peut y avoir deux situations : soit ils sont très collés, soit très en colère contre eux.
J’accompagne une personne qui a ce syndrome. Elle a énormément de difficulté avec l’idée de la mort et avec le fait que son père et sa mère puissent vieillir. Elle se dit inconsciemment que si elle reste petite, ils ne mourront pas. C’est un fantasme, évidemment, elle sait que ce n’est pas vrai. Mais cette idée lui permet de maintenir ses parents à une place d’adulte et de ne pas les imaginer comme des grands-parents et de potentiels mortels. De fait, les personnes sujettes au syndrome de Peter Pan ne sont pas matures sur un plan affectif et se réfugient bien souvent dans un monde imaginaire avec des poupées, des jouets, des dessins, éventuellement des jeux vidéo… Elles ont du mal à assumer leur responsabilité et adoptent des comportements infantiles.
Ce syndrome peut-il avoir des répercussions sur le corps ou est-il uniquement psychologique ?
Il peut avoir une influence sur le style vestimentaire. Ces personnes porteront plutôt un jean ou un jogging qu’un costume-cravate, par exemple. Le corps pourrait ne pas se développer autant que chez d’autres personnes, il peut être plus asexué. Ce n’est pas récurrent, mais ça peut se manifester de cette manière. Chez certains individus, l’accès à la sexualité peut être complexe, car ils sont dans une forme de distance par rapport à la posture d’adulte.
Implique-t-il des risques pour la personne ou est-ce simplement une autre façon de vivre ?
C’est quand même très ennuyeux, car elle a du mal à s’insérer dans la société. C’est une forme de déni. Elle refuse de faire face à ses responsabilités. Ça peut entraîner des difficultés à créer des relations amoureuses ou amicales sur la durée, ou à garder un travail (car elle procrastine et n’est pas vraiment efficace). Quand c’est très très fort, ça peut aussi générer des crises émotionnelles.
Certaines personnes se retrouvent dans cette situation car on leur a volé leur enfance. Un parent absent, abusif, alcoolique, une surprotection ou au contraire l’obligation de devoir assumer des responsabilités très jeune… Elles ont été mises dans une posture d’adulte quand elles étaient enfants et vont chercher à retrouver cette enfance quand elles sont adultes. Michael Jackson en est un exemple. Dès l’âge de 6 ans, il a été mis sous les feux des projecteurs. Il a dû assumer une médiatisation hallucinante et le management violent de son père. Dans sa chanson Childhood, il évoque le fait qu’on lui ait volé son enfance. Je pense qu’il y avait cette idée en arrière-plan quand il a créé Neverland.
Quand on est enfant, on “joue aux grands”. Pourtant, le passage à l’âge adulte est très souvent difficile. Comment l’expliquez-vous ?
Les enfants jouent aux grands pour essayer de comprendre leur monde, qui est difficile à appréhender. Je pense surtout que l’adolescence dure très longtemps aujourd’hui. La préadolescence peut commencer à 10 ans et s’étaler jusqu’à 25. On considère que les choses sont vraiment figées une fois qu’on a terminé nos études. Mais, avant, il n’y avait pas ce passage un peu flou. À la puberté, les enfants (d’entre 11 et 16 ans) avaient quelques jours pour devenir adultes.
Dans certaines tribus, c’était marqué par des rites de passage, comme le fait d’affronter un ours seul en forêt ! Aujourd’hui, il y a cette phase de l’adolescence. Françoise Dolto en parle quand elle évoque le complexe du homard. On en a parlé dans l’épisode des super-héros sur le divan à propos de Spider-Man : la grande question de cette période est la sexualité et la transformation du corps.
C’est quand même bizarre quand on y pense. On grandit, on mue, notre voix change, nos seins grossissent, des poils apparaissent… Il y a une vraie crise identitaire pour les enfants. Ils doivent se décoller de leurs parents, se forger leur propre identité, prendre conscience du fait qu’ils vont mourir… S’ils ne sont pas suffisamment solides, ils vont difficilement s’assumer en tant qu’adultes. Les personnes atteintes du syndrome ne veulent surtout pas se confronter à ça. Elles souhaitent rester petites, car elles ne sont pas suffisamment autonomes.
Joey, dans Friends, est un éternel enfant. Est-il un bon exemple du syndrome de Peter Pan ? Et y en a-t-il d’autres ?
Absolument ! D’ailleurs, il est acteur. Il a décidé que le jeu serait son métier. D’un point de vue amical, il a réussi à s’engager avec sa bande, mais c’est plus compliqué sur le plan sentimental. Il enchaîne les filles et fuit quand ça devient sérieux. On voit qu’il n’est pas mature, il a toujours besoin de son binôme Chandler.
Joey est hyper touchant, mais c’est le gamin par excellence. Il mange tout le temps des pizzas, des burgers, il va chez Monica pour se servir à manger… Il est tout le temps dans l’attente de l’autre. Sa chance est d’avoir réussi à trouver le “bon filon”. Quand il devient le Docteur Drake Ramoray, il finit par gagner sa vie. Après, toutes les histoires de Peter Pan sont de bons exemples du syndrome, mais le plus représentatif est Hook. Le personnage interprété par Robin Williams est adulte et, en même temps, il va se reconnecter à sa part d’enfance.
Le syndrome de Peter Pan concerne-t-il uniquement les hommes ou s’applique-t-il aussi aux femmes ?
On dit qu’il touche essentiellement les hommes, de 20 à 25 ans. Mais il peut s’appliquer à tous. Par exemple, une de mes patientes est concernée. Il y a un autre phénomène : le “syndrome de Wendy”. Ce sont généralement des femmes qui ont besoin de s’occuper des autres, comme une maman. Par exemple, dans Friends, ce serait Monica. C’est le personnage nourricier et, dans le fond, ça l’arrange que Joey reste un enfant. Ça lui donne une place. Ça nous montre comment ces types de syndromes peuvent se jouer à deux, et comment les parents peuvent être coresponsables de la situation.
Dans American Beauty, la femme de Lester finit d’ailleurs par apparaître comme une mère surprotectrice…
Dans sa crise de la quarantaine, Lester Burnham nous fait un genre de syndrome de Peter Pan. Du jour au lendemain, il ne mange que des burgers-frites du McDo d’à côté, il ne veut passer du temps qu’avec des jeunes, il quitte son job… Il se prend pour un ado. Il régresse complètement et repart 25 ans en arrière. Il a vraiment tous les symptômes : il est en colère contre sa femme (qui se positionne effectivement en mère culpabilisatrice) et ne fait plus l’amour, mais fantasme sur la copine de sa fille… Il est dans une procrastination de tout, et le film est traversé par la question de la mort. Après, Lester est devenu un adulte, un jour. Il a simplement régressé. Dans le syndrome, il y a plutôt cette idée que la personne se maintient dans l’enfance et ne devient jamais grande, comme c’est le cas pour Joey.
Mais n’est-ce pas nécessaire de garder son âme d’enfant ?
Il ne faut pas me demander ça, à moi : je trouve que c’est absolument nécessaire ! Mais des personnes vivent sans. On dit qu’il existe deux cerveaux : le cerveau gauche (qui est la part rationnelle, responsable, calculatrice, raisonnable) et le droit (qui est plus bordélique et créatif). On a besoin de ces deux parties. Celle qui implique toute cette créativité et cette intuition est géniale, mais si on ne la contient pas, ça devient un énorme bazar. Même Michel-Ange et Léonard de Vinci avaient des connaissances en mathématiques, etc., pour cadrer leur créativité. Après, le cadre, c’est super, mais si on se contente de ça, c’est hyper triste. Ça va faire des personnes très rangées, méticuleuses, avec qui rien ne dépasse, qui veulent tout contrôler. Ça va manquer de joie, d’enthousiasme, de spontanéité…
Finalement, n’est-on pas plus heureux en restant innocent et naïf ?
Les enfants sont aussi traversés par des tas d’émotions et leurs problèmes leur semblent très graves. Quand ils ne sont plus copains avec leurs camarades, quand ils ont de mauvaises notes… Ils le vivent d’une façon très intense. Je ne sais pas si on est plus heureux quand on est petit. Mais les enfants sont effectivement plus dans l’enthousiasme et dans la conscience du présent. Quand on est grand, on a tendance à le fuir en pensant au temps d’avant ou d’après.
Pour autant, un adulte qui serait dans une irresponsabilité comme on le voit dans le syndrome de Peter Pan n’est pas heureux. Il fuit sa condition et il me paraît très difficile d’accéder au bonheur en étant dans le déni. Je pense que l’une des conditions du bonheur, c’est d’être libre, d’être vraiment responsable de soi-même et de ce qui nous arrive.
Les stars Disney, comme Miley Cyrus ou Britney Spears, n’étaient-elles pas dans un syndrome forcé ? Dans le sens où elles devaient correspondre à cette image d’enfant parfait et n’avaient pas le droit de grandir et de s’affirmer (ce qu’elles ont fini par faire d’une façon démesurée).
Elles étaient dans une double vie bizarre. Elles ont été starifiées très jeunes sans que ce soit vraiment voulu. Il y a un narcissisme très fort, car elles sont adulées, mais elles ne sont généralement pas très bien accompagnées sur un plan psychologique. Elles ont du mal à faire la différence entre l’image qu’elles renvoient et qui elles sont vraiment. En plus, ces enfants ont été soumis au regard des autres de manière très forte, à travers les médias. Ils paraissent tout mignons, tout beaux, et ils vont vouloir salir leur image.
C’est comme s’ils faisaient leur crise d’adolescence, sauf qu’au lieu de la faire à la maison en disant “fuck” à leurs parents, ils le disent à la moitié de la planète. Mais, finalement, ils ne s’appartiennent pas beaucoup. Il y a une grande difficulté à faire la différence entre l’intime et l’extime. Ils n’ont pas pu expérimenter ce qui est de l’ordre de l’intimité. Un peu comme Michael Jackson, on leur a volé leur enfance. Il faut être sacrément solide pour sortir de ce système indemne.
Dans Toy Story, Andy a décidé de grandir (et brisé par la même occasion le cœur des spectateurs). Qu’est-ce que l’acceptation peut nous apporter de bon dans notre construction ?
Accepter de grandir, c’est accepter le mouvement de la vie et faire le deuil de son enfance. Comme tous les deuils, c’est très difficile. Il y a différentes phases : le déni, la colère, la tristesse, le désespoir, la négociation, l’acceptation et le renouveau. Là, c’est un peu pareil. Il faut accepter de ne pas rester à un endroit de dépendance pour pouvoir vivre d’autres aventures. C’est difficile, mais tu ne peux pas être un adulte serein et accompli si tu restes bloqué à une des étapes de ta vie. De la même manière, tu ne peux pas faire un deuil serein et juste si tu restes coincé. Pour réussir à avancer, il faut être suffisamment étayé ou aidé. Mais ce deuil est positif, on a tous besoin d’aller de l’avant. C’est en restant bloqué que les névroses commencent à se forger.
Emma Scali est psychanalyste, actrice, réalisatrice et co-autrice de Saison. La revue des séries.