Entretien

Star Wars, American Beauty… Le complexe d’Œdipe expliqué à travers la pop culture

30 décembre 2021
Par Agathe Renac
Anakin Skywalker est un exemple de la manifestation du complexe d’Œdipe.
Anakin Skywalker est un exemple de la manifestation du complexe d’Œdipe. ©Disney

Certains concepts psychologiques et philosophiques semblent parfois très (trop) compliqués. Pourtant, on les rencontre tous les jours, notamment dans les films et les séries. La preuve avec le complexe d’Œdipe, décrypté par la psychanalyste Emma Scali.

Quelle est l’origine du complexe d’Œdipe ?

Œdipe est le fils de Laïos et Jocaste. Il naît à Thèbes, durant la Grèce Antique. À sa naissance, un oracle dit à ses parents qu’il va tuer son père et épouser sa mère. Ils décident donc de faire tuer l’enfant, en chargeant un berger de l’assassiner. Ce dernier faillit à sa mission et le confie à un roi et une reine qui l’élèvent sans lui révéler qu’il a été adopté. Œdipe grandit et il voit à son tour un oracle, qui lui annonce qu’il va tuer son père et épouser sa mère. Il prend peur et quitte la ville. Il se dirige vers Thèbes et rencontre un homme sur la route. Ils se battent, il le tue. C’était Laïos. Il a tué son père biologique. Il arrive devant la ville et doit répondre à l’énigme du Sphinx : “Qui est à quatre pattes le matin, à deux pattes le midi et à trois pattes le soir ?” Il affirme : “L’homme”, entre dans Thèbes et devient roi. Il épouse donc la reine, Jocaste, qui est sa mère. Ensemble, ils ont quatre enfants. Tout va bien jusqu’à ce que la peste arrive. Ils se disent qu’elle est liée à la mort de Laïos et qu’ils doivent retrouver son meurtrier pour que la maladie parte. Œdipe enquête et découvre qu’il a tué son père et épousé sa mère. Il se crève les yeux et Jocaste se pend.

Freud a conçu un concept psychanalytique à partir de ce mythe ?

Oui. Il nous dit que tout petit enfant va “tomber amoureux” du parent du sexe opposé – il faut rappeler qu’il était dans une société patriarcale avec un système très hétéronormé. À la naissance, le bébé fusionne avec sa mère avant de s’en séparer progressivement à partir de neuf mois, quand il commence à se mouvoir. Il y a trois phases : le stade oral (jusqu’à 2 ans environ), donc, le stade anal (de 2 à 4-5 ans) où il devient propre et s’affirme en disant “non”, puis le stade génital (de 5 à 7 ans à peu près) où émerge le désir pour l’autre. Ce dernier correspond à la période du complexe d’Œdipe. Quand on est bébé, le premier objet d’amour est la mère (réelle ou nourricière, celle qui nous aide à survivre). Au stade génital, le petit garçon garde ce désir, mais celui de la petite fille va se déplacer sur le père. Freud nous dit que le garçon éprouve du désir pour sa maman et veut inconsciemment tuer son papa pour prendre sa place. Toujours selon lui, le père va devoir faire tiers séparateur et lui dire que c’est interdit, qu’il devra trouver un objet de désir extérieur à la famille.

Freud occulte totalement une partie du mythe : Laïos n’est pas quelqu’un de gentil. Avant cette histoire, il était précepteur de l’enfant du roi d’une autre ville. Il est tombé amoureux de lui (il avait 12 ans) et l’a violé. Le jeune homme s’est suicidé et le roi a maudit toute sa famille. Finalement, c’est lui qui porte réellement la faute morale, pas Œdipe. Il faut savoir que Freud avait été abusé par son père. C’est intéressant qu’il ait laissé cette partie de côté pour en faire uniquement une question de fantasme.

On retrouve le même phénomène chez les petites filles ?

Oui, et ça a été décrit par Jung. Il était l’élève de Freud et s’en est finalement détaché parce que ce dernier voyait tout à travers la question de la sexualité, alors que Jung avait une vision spirituelle des choses. Il a développé le complexe d’Électre, en lien avec la guerre de Troie. Agamemnon a sacrifié sa fille pour conjurer un sort, mais, après la guerre, sa femme, Clytemnestre, a demandé à son amant, Égisthe, de tuer son mari pour venger sa fille. Électre (fille d’Agamemnon et de Clytemnestre également) a alors demandé à son frère Oreste de tuer leur mère pour venger leur père. Ne se remettant pas de sa mort, elle nourrit une rivalité avec sa mère, qu’elle veut assassiner. C’est encore une histoire de désir et de meurtre. Pour les deux psychanalystes, nos premiers objets d’amour se trouvent au sein de notre famille.

©Dreamworks

Ce phénomène peut-il créer des troubles et des névroses ?

Il va forcément en créer, mais ce n’est pas très grave. Ce qui est grave, c’est de ne pas dépasser ce complexe et de rester dans cette fusion. Notre désir doit être frustré par le parent tiers et cet apprentissage de la frustration est essentiel pour apprendre l’existence de l’altérité. Celui qui la refuse devient pervers. Si on le frustre, il nous détruit. Alors, il vaut mieux accepter la frustration et le fait d’être névrosé, même si ce n’est pas toujours agréable.

De nombreuses œuvres cinématographiques intègrent le complexe d’Œdipe. En quoi peut-il être un élément intéressant pour l’intrigue ?

Toutes les histoires d’adultère parlent du complexe d’Œdipe : il y a un couple central qui représente le couple parental et la maîtresse ou l’amant qui cherche à devenir l’élu, à l’image de l’enfant. Le triangle amoureux rejoue la question œdipienne. Ça ne veut pas dire qu’un homme ne doit jamais partir pour sa maîtresse, et inversement pour une femme. Ce ne sont plus des enfants. Mais ce qui se rejoue, c’est l’interdit du désir. Parler de ce désir et de l’amour, c’est parler de notre humanité, de nos névroses, de nos rencontres…

Quel personnage de la pop culture représente le plus ce complexe ?

Je ne sais pas si c’est celui qui le représente le plus, mais je pense à Anakin Skywalker. Pour moi, il n’a pas résolu son complexe d’Œdipe, car il n’avait pas de père et donc pas de tiers séparateur. Lacan, un autre psychanalyste, parle du “nom-du-père” : il dit que ceux qui n’ont pas le nom du père sont des non-dupes, qui passent leur temps à errer (les “non-dupes errent”). Anakin pense qu’il sait tout et qu’il n’est dupe de rien. Il se sent tout puissant et il s’en veut de la mort de sa mère. En étant surpuissant, il aurait dû la sauver. Quand il change d’objet d’amour en trouvant Padme, il va tellement vouloir fusionner avec elle qu’il ne l’entend pas quand elle lui dit qu’il ne se maîtrise plus et devient dangereux pour lui-même et les autres. Anakin lui répond alors qu’Obi-Wan Kenobi l’a montée contre lui. Il est tellement dans son délire qu’il rejoue cette fusion et peut même vouloir la tuer pour ne pas la perdre. Luke vit aussi des choses très œdipiennes avec sa sœur, mais il les dépasse et comprend qu’elle n’est pas pour lui (du fait du tabou de l’inceste) et qu’elle sera mieux avec Han Solo.

Retour vers le futur est-il un exemple de complexe inversé ?

Complètement ! Beaucoup de parents n’ont pas résolu leur complexe vis-à-vis de leurs propres parents et vont le projeter sur leurs enfants. C’est ce qu’il se passe avec la mère de Marty, qui va tomber amoureuse de lui. D’un point de vue psychanalytique, elle continue de fusionner avec son bébé. Lui, ça le met dans l’embarras. Il a besoin de se séparer de ses parents pour rentrer chez lui, redevenir qui il est et grandir. Le problème, c’est que le père est tout mou et ne fait pas tiers pendant une bonne partie du film. Marty va devoir retourner dans le passé pour rétablir le couple de ses parents et en faire un couple solide qui fasse tiers. C’est assez beau, car il rend son père puissant au lieu de chercher cette rivalité et vouloir l’effacer. C’est l’inverse d’Anakin. Marty y arrive car il a un allié, un “moi auxiliaire” (le Doc), dont on a souvent besoin à l’adolescence. C’est quelqu’un d’extérieur à la famille (une idole, un professeur…) qui va nous donner les clés pour avancer.

©Universal Pictures

Peut-on aussi analyser Lolita, de Nabokov, puis de Kubrick, sous le prisme du complexe d’Œdipe ?

Les enfants et les ados peuvent éprouver du désir pour les adultes et c’est normal. Ils vont être dans une espèce de séduction. Ce qui ne va pas et qui est pervers, c’est quand l’adulte l’utilise à ses fins et qu’il ne fait plus tiers. C’est ce qu’il se passe dans Lolita. La mère meurt et la figure paternelle va éprouver du désir pour sa belle-fille. Il va justifier le fait de l’avoir consommé en disant que Lolita l’a séduit. Quand sa mère le désire, Marty se dit que c’est une catastrophe et que c’est impossible. Il est plus capable de gérer psychiquement la situation que Lolita, qui a perdu sa mère et qui se sent flattée quand Humbert Humbert la désire. Elle a vécu un trauma et n’est pas assez étayée pour pouvoir refuser les avances. Si l’adulte en face était suffisamment sain, il pourrait éprouver du désir mais ne passerait pas à l’acte. Il se contiendrait, quitte à s’éloigner.

Comme dans American Beauty ?

Ce film est l’exemple même du complexe d’Œdipe dans toute sa splendeur, où le père éprouve du désir pour la copine de sa fille. Durant tout le film, la jeune femme le séduit pour avoir son regard sur elle, comme si c’était son père. Mais, quand ils finissent au lit, elle lui avoue qu’elle est vierge et il se retire. Il se dit qu’il ne peut pas détruire son innocence. D’un point de vue philosophique, il peut mourir après ça, car il a eu accès à la beauté du monde mais n’a rien détruit. Il allait passer à l’acte, mais il se dit qu’il ne peut pas le faire. Il incarne à la fois le rôle de désirant et de tiers séparateur. En se retirant, il va sûrement lui permettre de grandir et de faire confiance aux hommes, afin de vivre de vraies histoires d’amour, belles et saines.

Pourquoi toutes ces relations nous fascinent-elles, en tant que lecteur ou spectateur ?

Parce qu’on a tous et toutes ces pulsions en nous. Il y a du sain et du malsain chez tous les êtres humains. Comme dirait Jung, on a des ombres et de la lumière. Pourquoi ça nous fascine ? Aristote parlait de catharsis. C’est la purgation des passions. Le fait de le voir dans les séries ou les films nous permet de contacter nos parts d’ombre et de finir par les mettre à distance. Ça nous fascine parce que ça parle de nous en tant qu’humain à travers nos désirs, nos désespoirs et nos espoirs. On a tous des pulsions. Faire comme si elles n’existaient pas est une erreur, car elles risquent de revenir en boomerang sous la forme de conflits, voire de maladies. La thérapie, la réflexion philosophique, mais aussi la spiritualité sont de bonnes manières de confronter nos parts d’ombre, de les regarder en face et de choisir alors le côté “lumineux” de la Force pour devenir la meilleure version de nous-même.

Emma Scali est psychanalyste, actrice, réalisatrice et co-autrice de Saison. La revue des séries.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste
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