À 33 ans, Charlotte de Witte s’est imposée comme l’une des rares stars d’une techno née dans l’underground. Une ascension qui suscite autant d’éloges que de soupçons, souvent teintés de sexisme. Avec un premier album pensé comme une carte d’identité sonore, la DJ belge entend remettre la sincérité au centre d’une scène mondialisée.
Aussi adulée que rejetée, Charlotte de Witte a accompli un exploit rare : devenir une figure mainstream sans renier la techno ni l’ADN acide et minimaliste qui caractérise sa musique. Le 7 novembre, après 15 ans de carrière, elle sortira son premier album studio : une étape majeure pour celle qui est passée des clubs underground belges aux mainstages des plus grands festivals du monde.
Charlotte de Witte découvre la techno adolescente, fréquentant les discothèques de sa ville natale de Gand alors que la Belgique voit éclore une nouvelle vague rave. En parallèle de ses études en droit, qu’elle poursuit sans conviction, son destin va basculer après un accident de scooter : l’argent de l’assurance lui permet d’acheter un MacBook et de produire ses premiers morceaux. Sa première scène dans un bar local lui donne l’occasion de se familiariser avec les platines et ses premières mixtapes voient le jour. Sous le pseudonyme masculin de Raving George, la jeune femme commence à mixer… avec la volonté d’être jugée sur son art plutôt que sur son genre.
Et la reconnaissance ne tarde pas. En 2011, elle remporte un concours organisé par Studio Brussel Switch, qui la propulse sur la scène principale de Tomorrowland, la Mecque de l’électro internationale. Coup d’accélérateur fulgurant : la jeune DJ sort brutalement de l’ombre et se retrouve exposée à un public de masse.
Plutôt que de s’y diluer, elle affine son identité. Exit son alias, exit la house, Charlotte de Witte reprend son vrai nom et se recentre sur une techno plus brutale, minimaliste, hypnotique. Ce virage s’accompagne d’un autre geste fort : la création de son label, KNTXT, rapidement devenu un véritable carrefour pour la scène techno belge. Un espace où Charlotte impose sa vision : un son puissant, direct, taillé pour le dancefloor, mais qui revendique son authenticité.
Trop mainstream ou trop femme ?
Son ascension, aussi rapide que spectaculaire, ne tarde pas à faire grincer des dents. Avant même que le mot ne devienne à la mode, Charlotte de Witte est déjà qualifiée d’industry plant. La cause ? Son apparence soignée, sa trajectoire jugée trop fluide, et le fait que son père ait travaillé chez EMI (label historique ayant accueilli Queen, Daft Punk ou les Beatles). Des reproches aux fondements flous, brandis comme la preuve d’une carrière pilotée plutôt que méritée : accusations plus souvent réservées – curieusement – aux femmes qu’aux hommes.
Charlotte de Witte, pour sa musique comme par l’image qu’elle renvoie, est parfois jugée « trop clean », « commerciale », voire « surcôtée ». Une accusation d’autant plus tranchante que l’artiste fait de la techno : un genre musical né de l’expérimentation et de la marge, forgé dans le Détroit des années 1980, au croisement des luttes afro-américaines et LGBTQIA+. Là-bas, la techno sert de refuge, de contre-culture.
Et si, 40 ans plus tard, certains revendiquent toujours cet aspect politique, la techno s’est globalisée. Les réseaux sociaux – TikTok en tête – ont transformé le genre en produit viral, et ramené avec eux les maux de la société : sexisme, culte de l’image, jugements à l’emporte-pièce… La haine des femmes DJs populaires et trop séduisantes ne date pas d’hier : Nina Kraviz en faisait déjà les frais en 2013, après une interview tournée dans son bain. Face aux accusations de superficialité, de Witte, elle, reste droite dans ses bottes. Elle affirme que son succès est avant tout le fruit de son travail et de sa passion.
Un album calibré… mais sincère
L’ensemble de ces critiques, Charlotte de Witte les partage avec une autre figure de la scène techno, la DJ superstar (et ex-mannequin) Amélie Lens, avec qui elle signait un deux-titres en début d’année. Mais, après 25 EPs sortis en 15 ans, c’est la volonté d’affirmer pleinement son identité sonore qui pousse l’artiste à franchir une nouvelle étape : celle du format album.
Un disque éponyme pensé pour le club, dans ce style techno-acid qu’elle affectionne, se voulant brut et honnête. On y retrouve plusieurs collaborations : le producteur XSALT, pour un titre percutant dévoilé à New York en juin dernier ; le Gallois Comma Dee ; la mythique Lisa Gerrard, voix du groupe australien Dead Can Dance ; ou encore Alice Evermore, dont la poésie mystique en français vient conclure le projet. Charlotte de Witte use aussi de sa voix et s’aventure dans des sonorités indiennes sur l’inquiétant Vidmahi, vers la musique sacrée sur les intrigants Memento Mori et Domine, ou le breakbeat sur Higher.
Le projet demeure calibré et ne fera sans doute pas changer d’avis les réticents jugeant sa musique trop lisse. Mais rien là qui remette en cause son talent. Charlotte de Witte n’est pas plus un symbole du mainstream que bien d’autres DJs, hommes comme femmes, rompus aux mainstages des festivals internationaux. Au contraire, la Gantoise a permis à la techno minimale de trouver un plus large public.
Finalement, le succès de Charlotte de Witte interroge moins ses capacités de DJ ou son talent créatif que la manière dont l’industrie met en scène ou repousse les femmes dans la musique électronique, et la façon dont le public les perçoit. Charlotte de Witte, elle-même, ne cesse de rappeler les obstacles qu’elle a dû surmonter en tant que femme dans un milieu dominé par les hommes, et comment elle a dû prouver sa légitimité à chaque étape de sa carrière. Aujourd’hui, Charlotte de Witte reste une porte d’entrée dans la techno qu’il serait dommage de laisser fermée pour des préjugés, ne serait-ce que pour comprendre ce que ce monde dit de notre époque.