Décryptage

Nouvelles frontières et engagement : le polar au-delà du suspense

04 avril 2025
Par Anaïs Viand
Les auteurs et autrices en dédicace à la grande librairie du festival Quais du polar lors de la 20e édition.
Les auteurs et autrices en dédicace à la grande librairie du festival Quais du polar lors de la 20e édition. ©Sandrine Thesillat/Panoramic

Polar, thriller, roman noir… Les frontières entre ces genres s’effacent, laissant place à des récits hybrides, ancrés dans le réel et porteurs d’un regard engagé sur le monde. Le festival Quais du polar et ses 120 autrices et auteurs invités interrogent ces nouvelles lignes de fracture. Crimes, inégalités, tensions sociales : le polar contemporain dépasse le simple cadre du suspense pour devenir, plus que jamais, un outil de décryptage et de dénonciation.

Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu ont au moins trois points communs. Tous deux ont reçu le prix Goncourt (Au revoir là-haut en 2013 pour le premier et Leurs enfants après eux en 2018 pour le second). Tous deux explorent des univers sombres. Si Pierre Lemaître s’est illustré dans le roman policier avant de s’en émanciper, Nicolas Mathieu emprunte volontiers les codes du roman noir et du thriller social. Et tous deux ont été invités au festival Quais du polar. « Aujourd’hui, les auteurs primés viennent du polar et certains écrivains de littérature dite blanche s’emparent de ses codes. C’est bon signe : il y a encore dix ans, il était difficile pour un auteur de polar d’être publié en littérature générale », analyse Hélène Fischbach, directrice du festival, qui lance, aujourd’hui, sa 21e édition à Lyon. Le thème de cette année ? Frontières. Et point de suspense : elles sont à la fois géographiques et symboliques. Ce sont les frontières du genre qui nous intéressent particulièrement ici.

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Quand le polar brouille les pistes

Nul besoin de mener l’enquête, les frontières entre le polar et les autres genres de la littérature sont de plus en plus floues. Cette évolution a justement inspiré Hélène Fischbach et son équipe pour le thème de l’édition 2025. Souvent inconsciemment, les auteurs brouillent les pistes entre polar, thriller, roman social et documentaire. D’autres accordent une place importante à l’actualité dans leurs écrits ou bien laissent le doute planer : est-ce une enquête journalistique ou de la pure fiction ?

« Il y a 20, 25 ans, apparaissaient déjà les romans noirs, un genre proche du roman policier sans forcément intégrer d’enquête ni de policiers : il s’agit d’ambiances et d’atmosphères », rappelle la spécialiste lyonnaise. Elle pointe deux nouvelles tendances : l’hybridation avec la science-fiction, le fantastique ou l’uchronie d’un côté ; et de l’autre, la montée du true crime et du fait divers, traités comme des romans. Si de nouvelles maisons d’édition se spécialisent dans ce domaine, « ce sont encore souvent les éditeurs de polar qui publient ces enquêtes romancées », souligne Hélène Fischbach.

Influence du format audiovisuel

Un livre publié sur cinq en France est un roman policier, avec plus de 3 300 titres par an et 80 collections spécialisées. En 2023, le polar représentait 22 % des ventes de la littérature française (CNL, juin 2023). La même année, l’ouvrage Sur la dalle de Fred Vargas a été vendu à plus de 330 000 exemplaires. En parallèle, une œuvre cinématographique ou audiovisuelle sur cinq est adaptée d’un livre (GFK, 2022-2023).

Le polar est un genre qui séduit et se vend bien en France, ce qui explique une segmentation du marché pour guider les lecteurs et optimiser les ventes. Parfois, les codes narratifs deviennent des arguments de vente et les auteurs des marques. Nombreux sont les romans hybrides pourtant associés au polar, un genre « accessible » : chapitres courts, tension constante, puissant ancrage dans le réel. Serait-ce donc un format pensé pour la consommation rapide ?

« Écrire, c’est fixer des choses dans un monde en proie aux bouleversements et défis. »

Olivier Truc

À l’heure où les best-sellers du genre sont presque systématiquement adaptés au cinéma ou en séries, l’influence du format audiovisuel sur l’édition est indéniable. La segmentation du marché façonne autant les stratégies éditoriales que les attentes du public. Polar, thriller, roman noir, true crime… Ces catégories orientent les lecteurs sans toujours correspondre aux évolutions actuelles de l’écriture. Nombre d’auteurs s’en affranchissent, mêlant les influences et jouant avec les codes du genre.

Fais ce qu’il te plaît 

Si la notion de frontières est un outil marketing, elle s’efface sur le plan narratif. Nommer le genre importe peu, l’essentiel est d’écrire (et lire) un bon récit. « Fais ce qu’il te plaît », résume Olivier Truc, auteur du Premier renne, présent à l’édition 2025 du festival. « La littérature est une forme de liberté capable de faire sauter les murs, poursuit le journaliste de formation. Pour Le premier renne, le polar s’est imposé à moi. Des reportages pour la presse m’ont amené à rencontrer la police des rennes. Je disposais donc d’histoires de flics. Peut-être aurais-je basculé dans la littérature blanche si je n’avais pas rencontré de policiers. Je me suis servi d’eux pour me transporter en Laponie, une terre de conflits. »

Romans ou articles de presse, l’auteur écrit pour être lu et revendique sans peine son écriture engagée. « Écrire, c’est fixer des choses dans un monde en proie aux bouleversements et défis. » À travers ses romans, il documente et dénonce, comme dans son dernier livre où, en immersion auprès des Samis, il explore leurs tensions avec les autorités scandinaves. Ici, crimes et enquêtes se fondent dans les enjeux de la révolution verte. Olivier Truc dépeint non seulement l’âme des lieux avec précision, mais il rend un juste hommage à celles et ceux qui respectent la Terre et la nature.

Le crime est une question de pouvoir

Le polar a toujours eu un lien fort avec le réel. Même lorsqu’il était cantonné au statut de « roman de gare », il servait de miroir social. En France, dans les années 1970-1980, le « néopolar » a ancré cette tradition avec une veine contestataire et politique. Ce courant, popularisé en France par des auteurs comme Jean-Patrick Manchette, revendiquait une écriture engagée, souvent influencée par la critique sociale et un engagement politique. Des romans comme Nada (1972) ou Le petit bleu de la côte ouest (1976) déconstruisent les figures classiques du policier et du détective pour livrer des récits où la violence et la politique sont indissociables.

Aujourd’hui, de nombreux auteurs perpétuent cet héritage en abordant des thèmes contemporains sans frontières comme la crise écologique, les violences faites aux femmes ou l’aide sociale à l’enfance. « Je perçois le monde à travers le prisme politique, et j’ai tendance à envisager le crime sous un angle politique », confie ainsi Attica Locke, autrice afro-américaine également présente à Quais du polar.

Elle inscrit ses intrigues dans la réalité du racisme et des inégalités sociales aux États-Unis. « Le crime est une question de pouvoir et de répartition du pouvoir. On commet un crime soit parce qu’on est une personne, une entreprise ou une entité gouvernementale au-dessus des lois (détenant un pouvoir immense), soit parce qu’on se sent démuni, impuissant et c’est cette absence de pouvoir qui pousse à commettre un acte de violence, faute de voir une autre manière d’obtenir ce que l’on veut ou simplement pour retrouver un semblant de contrôle. » Qui est la victime ? Qui est l’antagoniste, le « grand méchant » ? Quels sont les systèmes qui le protègent ? « Le polar n’est pas le seul genre littéraire qui aborde la violence raciale aux États-Unis, mais c’est le genre qui s’y prête le mieux, car il s’émancipe des visions didactiques ou moralisatrices », précise-t-elle.

« Plus que jamais, les lecteurs recherchent la vérité », ajoute-t-elle. À l’ère de la désinformation et des discours politiques biaisés, le polar offre une vérité « plus profonde », même lorsqu’il est fictionnel. Une manière, peut-être, de retrouver des repères dans un monde où les frontières – du réel, du genre et du marché – sont plus floues que jamais.

21e édition de Quais du polar, du 4 au 6 avril, Lyon.

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