Décryptage

Berserk : le manga peut-il continuer sans son créateur ? 

29 janvier 2025
Par Robin Negre
“Berserk”, tome 42, en librairie depuis juillet 2024.
“Berserk”, tome 42, en librairie depuis juillet 2024. ©Glénat

Premier volume à ne pas être écrit et dessiné par Kentaro Miura, le tome 42 est sorti en France en juillet 2024 et figure dans la sélection officielle du Festival d’Angoulême.

Le 6 mai 2021, le monde artistique est sous le choc : Kentaro Miura, créateur, dessinateur et auteur du manga culte Berserk, décède à l’âge de 54 ans. Il laisse derrière lui des millions de lecteurs et un héros orphelin, Guts, protagoniste de son œuvre emblématique débutée en 1989 et qu’il ne finira jamais. Après la sortie du tome 41 – publié à titre posthume et contenant les derniers chapitres dessinés par l’auteur –, la décision est prise par les collaborateurs et éditeurs de Kentaro Miura : l’aventure doit continuer sans lui.

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Le dessin est désormais assuré par Studios Gaga – les assistants de Miura, qu’il a formés – et l’histoire écrite par Kōji Mori, ami le plus proche de Kentaro Miura, à qui il aurait confié toute l’histoire, y compris la fin. C’est ainsi qu’en juillet 2024, le tome 42 sort en France aux éditions Glénat. Une œuvre aujourd’hui sélectionnée dans la compétition officielle du Festival d’Angoulême.

Une œuvre culte

Berserk n’est pas un manga comme les autres. Par son jusqu’au-boutisme assumé, Kentaro Miura a créé une œuvre à part. Considérée comme une référence de la dark fantasy, c’est un mélange sanglant et violent de tous les sentiments humains. On y suit la quête de vengeance implacable de Guts, un guerrier à l’épée surdimensionnée, né dans la souffrance et la misère, traumatisé par un événement mystérieux de son passé et qui erre dans un monde en proie aux démons, à la magie et au fanatisme humain.

Par sa dramaturgie, le manga ne laisse pas indifférent. Les événements traumatisants vécus par Guts (révélés après quelques tomes) ont choqué les lecteurs pendant plusieurs décennies, offrant à Berserk son statut d’œuvre culte. Kentaro Miura, c’est également un trait inimitable, précis, colérique, qui a offert parmi les plus belles planches de l’art graphique. C’est aussi la construction d’un monde dense, aux frontières intangibles, gouverné par les dieux et la magie, mais soumis aux pires actions et sentiments humains.

Un voyage sans fin

Berserk, c’est également un road trip. Guts, le guerrier sombre à l’armure imposante, cherche à se venger de son ancien ami Griffith – devenu une sorte de divinité –, tout en sauvant celle qu’il aime, Casca, traumatisée par les événements du passé. L’histoire tourne autour de ce trio et des personnages qu’ils rencontrent lors de leur voyage. Amis ou ennemis, alliés ou messagers… Le manga utilise la symbolique et les présages, dévoilant ses secrets avec parcimonie.

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En réalité, sa force réside dans cet aspect quasi insaisissable des personnages et du récit sur le long terme : Guts avance sans but, et le dicton « Ce n’est pas la destination qui compte, mais le voyage » s’applique plus que jamais à Berserk.

[Attention, les lignes qui suivent contiennent des spoilers !] Avant son décès, Kentaro Miura est pourtant arrivé à un chapitre essentiel de son manga. Après 35 ans à faire souffrir Guts et Casca, l’auteur a en effet permis aux deux héros de trouver une sorte d’apaisement, tout en faisant apparaître Griffith devant Guts, laissant présager un nouvel affrontement, ou au contraire une bascule narrative plus sereine.

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Une première « fin » pour beaucoup de lecteurs qui ont du mal à considérer la suite sans Miura. Les dernières pages créées de son vivant ont une portée symbolique incroyable. Guts et Casca arrivent au bout de leur long chemin, Griffith continue sa mue divine et le reste appartient aux lecteurs. Mais pour le meilleur ou pour le pire, l’histoire ne s’arrête pas là, et le tome 42 existe bel et bien. Lors de sa sortie, le titre connaît un record de ventes en France et confirme la popularité de la série.

Que vaut le tome 42 de Berserk ?

La lecture de ce tome offre une sensation étrange. C’est indéniablement du Berserk dans le dessin et un lecteur qui ne serait pas au courant du décès de Kentaro Miura n’y verrait que du feu. Mais pour ceux qui le savent, les pages ont un goût de transition et de deuil. L’histoire en est plus triste que jamais, alors que le semblant de happy ending évoqué dans les précédents chapitres est balayé d’un revers de la main par une nouvelle catastrophe et un nouveau voyage qui s’annonce pour Guts. Miura aurait sans doute approuvé, lui qui a toujours malmené son héros. Mais ce n’est plus Kentaro Miura et la question est plus légitime que jamais : est-ce Guts qui est malmené, ou l’œuvre et le souvenir d’un auteur irremplaçable ?

Dans Berserk, le recommencement éternel a toujours été au centre du récit. Le voyage ne semble pas pouvoir se terminer. Les rapports de force entre Guts et les antagonistes sont trop déséquilibrés et la « victoire » espérée (ou la vengeance possible) a toujours été une simple illusion.

À l’inverse, l’œuvre de Miura semblait contenir des secrets encore inaccessibles pour le lecteur à travers des personnages récurrents particulièrement mystérieux, des questions sans réponse et la sensation qu’une vérité inconnue attendait Guts – et le lecteur. Ce tome 42 poursuit cette idée, et sa sélection au Festival d’Angoulême est également une façon de saluer l’importance de l’œuvre dans son ensemble.

Faut-il vraiment continuer Berserk ?

Alors, quel regard porter sur un monument de la culture qui continue sans son créateur ? Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise décision. D’un côté, poursuivre Berserk grâce à la voix et au regard du plus proche ami de Kentaro Miura est une façon de lui rendre hommage et d’accomplir ce qu’il aurait probablement voulu faire : finir son œuvre. Kōji Mori serait le seul à connaître la fin de Berserk et il assure un respect total de ce que l’auteur lui aurait confié lors de leurs nombreuses conversations à ce sujet.

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À l’inverse, qu’est réellement Berserk, si ce n’est ce voyage infini développé plus tôt et qui semble n’avoir aucune issue ? La densité du manga a écrasé son protagoniste malgré sa résilience. Aucune échappatoire ne paraît possible pour Guts et Casca, chassés inlassablement par le mal et des dieux inaccessibles. D’un point de vue thématique, l’œuvre semble ainsi arrivée au bout de son sujet.

Enfin, continuer Berserk en se basant sur les déclarations faites par Kentaro Miura de son vivant peut poser une problématique autour de la création de l’art elle-même. Poursuivre, c’est considérer que l’auteur n’aurait pas changé de direction en cours de route. Le manga est pourtant une succession d’imprévus et de contretemps dans le grand récit de Guts, et l’œuvre a forcément évolué à mesure que Kentaro Miura grandissait et vieillissait pendant plus de 35 ans. 

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Le chaos et l’imprévisibilité de la vie ont rejoint le chaos et l’imprévisibilité de l’œuvre. Kentaro Miura n’est plus, mais son manga culte demeure. Deux branches se scindent désormais pour les lecteurs. La première considère que l’œuvre ne peut continuer sans son créateur. Berserk est terminé, avec sa fin imparfaite et sans réponse, aussi tragiquement que le manga a toujours été.

L’autre branche poursuit l’aventure et suit des personnages plus qu’un conteur. Certes, le respect envers Miura semble y être, mais les choses ne seront plus jamais les mêmes. Qu’on le veuille ou non, Guts est une nouvelle fois orphelin et doit poursuivre son voyage seul, comme il l’a toujours fait.

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