Et si Judas n’était pas entièrement responsable de sa destinée ? C’est la question que se sont posée les auteurs Jeff Loveness et Jakub Rebelka dans leur comics, Judas. On a profité de leur venue à Paris pour les interroger sur leur œuvre fictionnelle audacieuse.
Avec beaucoup de finesse et d’intelligence, le comics éponyme imagine l’histoire de Judas, « de son suicide jusqu’aux tréfonds des enfers ». Écrit par Jeff Loveness (Apparition dans le ciel de Berlin-Est), nommé aux Emmy Awards, et illustré par Jakub Rebelka (Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft), Judas nous plonge dans une odyssée fascinante et intrigante. Durant leur séjour parisien, les auteurs ont accepté de répondre aux dizaines de questions qui ont envahi notre tête après la lecture de leur œuvre.
Judas est l’anti-héros originel. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce personnage ?
Jeff Loveness : J’ai grandi dans une famille très religieuse. J’ai donc étudié la Bible et j’ai toujours eu de la peine pour Judas. Quand on lit le texte de l’Évangile, on a l’impression qu’il était prédestiné à être le traître dans l’histoire du Christ. Pour moi, il s’agit d’une contradiction. Un homme a dû être sacrifié pour que cette belle histoire de rédemption puisse commencer.
C’est évidemment un anti-héros, le “méchant” originel, mais je me suis dit qu’il y avait beaucoup de matière pour explorer ce personnage et sa culpabilité – surtout après qu’il ait appris qu’il était un instrument du destin. À partir du moment où j’ai eu cette idée, la mythologie et les images me sont venues à l’esprit et nous avons trouvé notre extraordinaire Jakub pour leur donner vie.
Quel regard portiez-vous sur cette figure avant de vous lancer dans ce projet ?
J. L. : Comme tout le monde, je ne l’aimais pas trop [Rires]. Mais, quand j’ai commencé à développer son personnage, à lui donner de la matière, à lui imaginer une mère – à laquelle on ne pense jamais –, j’ai commencé à ressentir de l’empathie pour lui. Sans trop en dévoiler sur le comics, c’était amusant d’explorer en profondeur son amitié avec Jésus – qui est très peu développée dans la Bible, car ils ont peu d’interactions et que Judas est un personnage secondaire. Ça nous a donné l’impression d’être en terrain inconnu avec un mythe qui existe depuis 2000 ans. C’est assez rare.
Jakub Rebelka : Je ne suis pas croyant, donc je n’avais pas d’opinion ni d’a priori à ce sujet avant de me lancer dans ce projet. En revanche, je connaissais Judas comme “l’homme qui a vendu et trahi le Christ”.
Les histoires de vilains vous attirent-elles plus que celles des héros ?
J. L. : Entre ce livre et Apparition dans le ciel de Berlin-Est, je crois qu’on peut se dire que j’ai une tendance pour les hommes tristes, qui se sentent coupables et évoluent dans un décor cosmique [Rires]. Mais j’aime aussi les comics comme Superman, qui a très peu de noirceur en lui. En réalité, je ne me considère pas comme quelqu’un de méchant. Je suis sûrement coupable de quelque chose, mais je ne sais pas de quoi. À moins que ce soit la culpabilité chrétienne qui parle et que je l’ai très bien intégrée [Rires].
Pour répondre à votre question, je ne préfère pas les vilains aux héros, tout dépend de la connexion que je ressens avec le personnage. J’aime les protagonistes qui sont nobles, et tout particulièrement l’inspecteur Javert dans Les Misérables. Pour une raison que j’ignore, j’ai beaucoup d’affection pour lui depuis que j’ai lu le livre. Malgré sa méchanceté, on respecte son assurance et son besoin de faire ses preuves.
J. R. : J’adore les vilains ! C’est amusant que vous me posiez cette question, car j’ai récemment revu la saga Harry Potter avec mes enfants et j’ai réalisé que le personnage principal n’était pas Harry, mais le professeur Rogue. Je me suis dit qu’ils avaient très bien représenté cet anti-héros qui est censé être méchant. En réalité, il est bien plus complexe que ce qu’on imagine. Et ça correspond à ma propre vision des vilains. Les méchants ont plus de profondeur. Ils ne sont pas seulement mauvais. Il suffit de regarder l’histoire de Dark Vador, dans Star Wars, pour le comprendre. Pour moi, les anti-héros sont plus intéressants que les gentils.
Avec cette œuvre, vous vous attaquez à un symbole très fort de l’histoire religieuse. Aviez-vous peur de ce poids et de la réaction du public en écrivant Judas ?
J. L. : Je m’attendais à une certaine réticence, mais c’est surtout ma mère qui s’est opposée à ce projet [Rires]. Elle n’était pas vraiment enthousiaste quand je lui ai parlé de ce comics. Mais j’ai été élevé par des personnes croyantes, donc j’ai du respect pour leur foi et je ne voulais surtout pas la dénigrer ou dénoncer le christianisme. Je souhaitais simplement l’explorer et remettre en question certaines idées reçues.
J’espère que les lecteurs, qu’ils soient religieux, agnostiques ou athées, plongeront dans cette histoire très humaine qui soulève des doutes et des questions sur l’Évangile, tout en s’intéressant à l’amour et à la miséricorde qui sont au cœur de ce culte. Il y a une belle dualité dans le récit. Pour le moment, je n’ai reçu aucune menace, mais nous verrons bien [Rires].
J. R. : Je suis Polonais et la religion est très importante dans mon pays, car la plupart des habitants sont catholiques. Pour être honnête, je ne pense pas que ce livre soit offensant pour les croyants. Il essaie même de réparer un point manquant de cette histoire en évoquant la question du pardon, qui est au centre de cette religion.
Les planches et les dessins sont tout simplement sublimes. Quelles ont été vos inspirations pour cette œuvre ?
J. L. : Pour être tout à fait honnête, je voulais m’inspirer de l’art chrétien occidental. Aux États-Unis, nous reléguons cet art aux fêtes de fin d’années ou à de petites peintures ringardes. En Europe, vous avez de gigantesques cathédrales qui vous rappellent cette grandeur et cette beauté. Je me suis donc penché sur les peintures de la Renaissance, celles de l’Enfer de Jérôme Bosch, mais aussi sur les descriptions de la Bible – qui contient des créatures et des personnages très étranges.
Quand on parle de l’Enfer, nous avons tous une image qui nous vient en tête, mais ce lieu n’est jamais complètement décrit dans le texte sacré. Il y a donc des éléments d’interprétation, et de réinterprétation. Quand j’ai rencontré Jakub et que j’ai vu ses esquisses, j’ai su qu’il était fait pour travailler avec moi sur ce projet. Avec l’éditeur, ils ont eu cette idée géniale d’un halo noir autour du visage de Judas. Je n’avais jamais vu ça auparavant.
J. R. : C’est une question délicate en tant qu’artiste, car la réponse n’est jamais satisfaisante. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je travaille et dessine beaucoup. Le plus important, c’est de ne jamais s’ennuyer. Je teste des techniques différentes, je mélange le numérique avec des médias traditionnels et je tente de me divertir tout en bossant.
Comme vous le mentionnez dans le livre, le récit de Jésus ne fonctionnerait pas sans Judas. Il lui fallait un vilain. Avons-nous tous un rôle à jouer dans l’histoire des autres ?
J. R. : Un héros a forcément besoin d’un méchant pour exister. Mais je ne suis pas sûr de croire au destin. Notre existence est tellement étrange que je commence à croire que la vie est un livre de Philip K. Dick.
J. L. : Est-ce que je crois au destin ? C’est une grande question ! Je pense que certaines personnes pensent avoir été sélectionnées pour mener une mission et que cette idée devient leur moteur. Je suis sûr que Napoléon était persuadé qu’il deviendrait un grand home qui ferait de grandes choses. Est-ce que cela signifie que c’est réel ? Je n’en suis pas certain. Nous nous persuadons que nous sommes importants et nos choix sont influencés par cette croyance.
En réalité, je pense que le monde est plus désordonné que nous ne voulons l’admettre. Nous aimons l’idée qu’il y a un plan, mais je ne suis pas sûr que chaque événement arrive pour une raison. Je ne sais pas si c’est Dieu ou nous-mêmes qui cherchons des modèles pour donner un sens à notre vie, mais je dois avouer que c’est assez amusant de voir comment les choses se déroulent. Il y a indéniablement des connexions entre les individus, mais j’espère qu’il n’y a pas de destin. Je préfère être libre.
Ça pose effectivement la question du libre arbitre… Pensez-vous que l’on peut briser la grande histoire pour écrire la nôtre ?
J. L. : Peut-on s’affranchir de notre destin ? Oui ! Je pense qu’on a toujours notre libre arbitre, mais il peut être contraint par de nombreux facteurs. Il y a le poids de l’histoire, la situation dans laquelle vous vous trouvez, la pression que vous subissez, votre éducation… Je suis persuadé que le monde se porterait mieux si nous avions plus recours à notre libre arbitre. Mais peut-être que la liberté est une illusion, qui sait ? Cependant, je préfère me dire que nous pouvons nous surprendre nous-mêmes et que si nous sommes prêts à ouvrir les yeux, nous verrons que nous sommes beaucoup plus libres que nous ne le pensons.
J. R. : La solution la plus facile est de ne rien faire. Mais je pense qu’il faut se battre et se démener quitte à se salir les mains pour obtenir ce que l’on veut.
Si vous étiez le héros d’une histoire, quel serait votre destin ?
J. L. : C’est une grande question ! Je pense que mon destin n’est pas aussi important que celui de Jésus, il est plutôt en avance sur moi et il s’en sort bien [Rires] ! En réalité, je ne sais pas quelle serait ma destinée. J’ai écrit et joué toute ma vie, j’ai pu faire de la télé, des comédies, des films et, en ce moment, je m’interroge sur la suite. Je suis désolé pour toutes les références à Napoléon, c’est probablement offensant, mais j’ai l’impression d’être sur l’île d’Elbe et de me demander ce que je vais faire maintenant.
Est-ce que je me lance à nouveau ? Est-ce que je prends le temps de tout reprendre à zéro ? Je ne sais pas de quoi demain sera fait. J’espère que mes histoires et mes actes feront rire les autres, et qu’ils permettront de développer, un peu plus, la compassion. J’espère que je ne contribuerai pas au mal. Je ne veux pas qu’une légion d’adolescents en colère fasse de mauvaises choses en mon nom dans 100 ans. Je pense qu’il vaut mieux ne pas penser à son destin et se concentrer sur ce que l’on peut faire au jour le jour pour améliorer la vie des personnes qui nous entourent – de près ou de loin.
Goliath, Jézabel, Pharaon… Le comics laisse entendre que l’histoire est toujours écrite par des vainqueurs qui désignent eux-mêmes les méchants. Est-ce une idée que vous partagez ?
J. L. : Absolument. Il suffit de se pencher sur l’histoire des États-Unis. C’est un vaste et beau pays qui a fait des choses extraordinaires. Cependant, beaucoup d’actes terribles ont aussi été commis au nom de son expansion et en contradiction avec l’idéal américain. Nous avons la mauvaise habitude de toujours nous prendre pour les super-héros du monde. Il est peut-être plus judicieux de s’éloigner du récit héros-méchant dans la vie réelle, parce qu’une histoire peut contenir de nombreuses vérités et contradictions.
Cependant, je pense que si on valorise et privilégie la vérité, on aura (enfin) accès à une vérité générale. C’est pour cette raison que j’aime autant l’histoire, les Évangiles et l’intrigue de mon précédent livre, Apparition dans le ciel de Berlin-Est. Quelle que soit la période, une bonne personne peut se retrouver dans une situation terrible et un monstre peut naître, même dans la situation la plus idyllique, après la perte d’un amour, par exemple.
J. R. : L’histoire montre aussi que l’homme a une sorte d’amnésie intégrée. Après un siècle, personne ne se souvient de qui a été le vainqueur ou le perdant d’une bataille et, surtout, personne ne se soucie plus de rien. J’ai conscience que j’ai un point de vue cynique, mais je pense qu’il est plutôt réaliste.
Aujourd’hui, l’histoire est réécrite en temps réel. Les fake news se multiplient, de fausses images sont créées et la guerre de l’information n’a jamais été aussi importante. Quel regard portez-vous sur cette situation ?
J. L. : Le monde actuel est dans une situation désastreuse. Nous sommes à la fin d’un chapitre et sur le point d’en entamer un autre. Et, honnêtement, je pense que nous ne sommes pas prêts. Mais il faut garder espoir : nous sommes peut-être à l’aube d’un siècle très excitant. Nous disposons de tant de technologies et de capacités… Nous sommes simplement piégés dans nos vieilles habitudes et nous nous y accrochons par colère et par peur.
Si nous parvenons à traverser cette décennie difficile, le futur sera peut-être meilleur. Mais je dois admettre que c’est décourageant et déprimant de voir tant de fake news, tant d’attaques et tant de récits tordus, ici, aux États-Unis. Il est plus important que jamais de savoir qui l’on est, en quoi l’on croit et de ne pas se laisser influencer par les opinions extérieures. D’ici peu, il y aura de plus en plus de fake news et d’images artificielles détournées. Nous devrons alors nous concentrer sur les sources d’information fiables.
Votre œuvre offre néanmoins un regard optimiste sur les relations et le monde. Pensez-vous qu’il y a du bon en chacun de nous ?
J. R. : J’aimerais vous dire que oui, mais il existe de vrais vilains. Le pire, c’est qu’ils se font souvent passer pour de bonnes personnes.
J. L. : Tout dépend du vilain. Je ne suis pas sûr que certains méchants de l’histoire aient du bon en eux. Mais une âme reste une âme. Et s’il est difficile de pardonner et d’humaniser certaines personnes horribles, vous serez également surpris de voir combien on peut changer et comment un acte de pardon peut changer une vie. Les Misérables est un roman merveilleux parce qu’il explore justement cette question. Un simple acte de bonté change la vie d’un homme et, en cascade, celle d’autres personnes.