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Abdellah Taïa et Ruben Barrouk, l’énigme du retour

24 octobre 2024
Par Léonard Desbrières
Abdellah Taïa.
Abdellah Taïa. ©ABDERRAHIM ANNAG pour Julliard

Avec des textes intimes et bouleversants, deux romanciers d’origine marocaine illuminent la rentrée littéraire et posent la question douloureuse du retour au pays.

Le 3 septembre dernier, la première liste du prix Goncourt était dévoilée. Voir deux écrivains d’origine marocaine trôner en majesté dans cette prestigieuse sélection était tout sauf un hasard. C’était même plutôt le symbole de l’incroyable vitalité romanesque d’un pays et d’une culture, incessants pourvoyeurs de talents qui – comme Leïla Slimani, récompensée de ce même prix Goncourt pour Chanson douce, en 2016 – viennent régulièrement enchanter les parutions hexagonales.

Dans un passionnant jeu de miroir, le primo-romancier né en France, Ruben Barrouk, et l’écrivain acclamé, né au Maroc, Abdellah Taïa, toujours en course pour le Goncourt au moment où l’on écrit ces lignes, explorent dans leurs livres respectifs le même motif : celui de l’énigme du retour, une expression presque entrée dans le langage courant, tirée du chef-d’œuvre de Dany Laferrière, prix Médicis il y a tout juste 15 ans, dans lequel l’Académicien creusait les affres de sa double identité haïtienne et québécoise, et racontait l’étrange expérience du retour d’un exilé sur les terres de ses origines. Critique croisée aux racines de l’identité.

Le Bastion des larmes, d’Abdellah Taïa

Depuis L’Armée du salut, son premier grand succès de librairie, publié en 2006, qu’il a adapté lui-même au cinéma, Abdellah Taïa semble vouloir inlassablement creuser les mêmes obsessions, comme s’il tentait d’apaiser, en couchant sur le papier, une douleur incurable, comme s’il s’agissait de panser des plaies qui ne se referment jamais. Une mélancolie arabe (2008), Celui qui est digne d’être aimé (2017) et maintenant Le Bastion des larmes : au carrefour du roman d’initiation, de la fresque historique et familiale, et de l’autofiction, il se plaît à mettre en scène des personnages tiraillés entre deux pays et deux cultures, qui se débattent avec leur identité, leurs origines et même leur sexualité. Il fut d’ailleurs le premier auteur marocain à revendiquer publiquement son homosexualité et même à en faire le sujet de ses livres.

Dans ses histoires, un lieu commun. Sa ville natale comme un personnage, Salé, cité marocaine adossée à l’Atlantique, sale rejeton qui a toujours vécu dans l’ombre de la puissante Rabat. Le Bastion des larmes fait d’ailleurs référence à un des monuments tragiques de la cité, une forteresse érigée pour commémorer le massacre perpétré par les Espagnols en 1260 qui conduisit à l’enlèvement de milliers de prisonniers dont les familles pleurèrent l’impossible retour.

Après avoir quitté le Maroc, il y a 25 ans, Youssef, professeur installé à Paris, est, lui, forcé de revenir à Salé. Sa mère vient de mourir et, avec ses six sœurs, il doit solder l’héritage familial. En retrouvant cette famille qu’il aime, mais qu’il a décidé de quitter, en arpentant les ruelles de son enfance où les peines furent plus nombreuses que les joies, celui qui a passé sa vie à fuir doit se résoudre à se confronter aux fantômes du passé. Et notamment celui de Najib, son premier amant qui, lui aussi, vient de mourir. Ensemble, ils ont vécu les premiers émois adolescents, la découverte de l’homosexualité, ils se sont aimés et ont dû affronter les regards et la violence dans un Maroc d’Hassan II qui condamnait l’amour entre les hommes.

Devenu un caïd craint de tous, Najib avait emprunté la voie de la vengeance, faire payer tous ceux qui les ont opprimés. Youssef, lui, espère pouvoir emprunter les sentiers du pardon. Notamment avec ses sœurs, personnages hauts en couleur qui illuminent les pages du roman parce qu’elles sont à la fois héroïnes et coupables.

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Le Bastion des larmes est le portrait bouleversant d’un homme écartelé. Entre passé et présent, entre la France et le Maroc, entre la rage et l’amour. Mais, derrière l’histoire du combat intime d’un homme qui tente de se reconstruire, se dévoile un implacable brûlot politique, une charge virulente contre l’hypocrisie tragique de la société marocaine, première responsable de ces existences brisées.

Tout le bruit du Guéliz, de Ruben Barrouk

Comme un signe de l’écho qu’on entend résonner entre les deux livres, Ruben Barrouk a lui aussi choisi d’intituler son roman en hommage à un lieu intimement lié à son histoire familiale. Le Guéliz est l’un des cinq arrondissements de Marrakech, un quartier juif chargé d’histoire, devenu depuis quelques années le symbole d’un pays qui, en voulant galoper à tout crin vers la modernité, en oublie parfois les traditions et les états d’âme de ceux qui y ont toujours habité.

Couverture du livre Tout le bruit du Guéliz. ©Albin Michel

C’est là que réside Paulette, grand-mère séfarade de l’auteur, protagoniste inoubliable de cette histoire. Depuis quelque temps, elle est atteinte d’un mal obscur. Elle se dit poursuivie jour et nuit par un bruit sourd, incessant, qu’elle seule entend. Inquiets, Ruben Barrouk et sa mère décident de s’envoler pour le Maroc afin de s’enquérir de cette maladie. Une fois sur place, aucun signe de « l’odieux tortionnaire ». Si Paulette est submergée par un silence assourdissant, c’est parce qu’elle dialogue avec les morts, pas avec les vivants.

Elle est la gardienne d’une histoire, d’une mémoire juive qui s’efface et qu’elle fait revivre inconsciemment. Livré à lui-même sur la terre de ses origines, dans un pays où il n’est pas né, dont il ne parle pas la langue et qu’il a toujours du mal à apprivoiser, Ruben Barrouk décide par amour pour sa grand-mère de se prêter au jeu et d’accepter un rôle dans son petit théâtre des souvenirs.

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Tout le bruit du Guéliz est un impressionnant premier roman. L’amour vibre à chacune des phrases de ce portrait de femme. Romancier, mais surtout petit-fils, Ruben Barrouk rend un hommage bouleversant à cette figure dont l’esprit refuse d’accepter la cavale du temps. Ce faisant, il éprouve lui-même sa double culture, s’enivre de ses racines dans une forme d’épiphanie. Là où le récit prend de l’épaisseur, gagne une nouvelle dimension, c’est dans son propos politique et historique, en abordant la place des juifs dans le monde arabe. Une question inextricable, d’une actualité brûlante à l’heure où le conflit entre Israël et ses voisins atteint un nouveau climax dramatique.

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