Guerre des brevets, objet de recherche scientifique, objet de films de fictions : alors que Tetris fête ses 40 ans, le poids culturel de ce jeu de réflexion n’a jamais été aussi fort !
Cette année, un certain Tetris fête ses 40 ans, en étant rien de moins que l’un des jeux vidéo les plus pratiqués au monde. Avec une actualité qui ne faiblit pas : nouveaux records, nouvelles compilations inédites ou encore articles scientifiques continuent de faire vivre ce jeu simple à comprendre, mais redoutablement complexe à maîtriser. Un jeu qui fait aussi l’objet de documentaires et de films de fiction : pas étonnant quand on connaît son histoire rocambolesque, encore teintée de quelques zones d’ombres.
Un concept né dans le milieu de la recherche soviétique
La date même de la conception de Tetris est en partie un mystère, les témoins d’époque évoquant diverses dates entre 1984 et 1986, correspondant en réalité à différents prototypes et à la diffusion du projet dans tel ou tel laboratoire. En revanche, on sait avec certitude d’où est partie la Tetris-mania : du laboratoire d’un certain Alekseï Pajitnov, un informaticien de l’Académie des sciences de l’URSS. Obsédé par le tennis et les jeux de réflexion, Pajitnov crée en cachette de sa hiérarchie un petit jeu vidéo sur un coûteux ordinateur Elektronika 60, un des fleurons de l’informatique soviétique.
Dans l’URSS des années 1980, la pratique du jeu vidéo est encore rare : les seules consoles disponibles sont des machines pirates, les ordinateurs sont confinés aux seules universités, et ces dernières découragent la création de jeux, considérés comme une perte de temps. Néanmoins, Pajitnov évolue dans un contexte d’assouplissement des rapports avec le bloc de l’Ouest, et de relative libéralisation politique.
Aussi parvient-il rapidement à faire circuler les premières versions de son jeu dans d’autres laboratoires et à créer un immense engouement qui fera, d’après des témoins, chuter la productivité dans les bureaux de certaines académies moscovites. Rapidement, des clones et des concepts similaires sont développés un peu partout en Russie, et l’informaticien travaille avec d’autres chercheurs à améliorer son concept, notamment son aspect graphique encore rudimentaire.
Comme le raconte en détail l’épisode du podcast Tomberry Musical consacré à la question, le concept de propriété intellectuelle n’existe alors pas en Union Soviétique. Tetris est légalement l’unique propriété de l’État. Néanmoins, l’époque se prêtant aux liens commerciaux formels ou informels avec l’Occident, Pajitnov cherche à faire exporter son jeu.
Un imbroglio juridique
Des versions commerciales de Tetris surgissent en Europe en novembre 1987, dans de grosses boîtes rouges évoquant le folklore Russe, et sont un succès immédiat à la vente. À l’époque, des clones du jeu ont déjà envahi tous les ordinateurs des pays de l’Est. Mais cette édition, signée par l’éditeur Mirrorsoft, a eu un parcours pour le moins cabossé pour arriver jusque sur les étals des marchands de jeux.
Incapable d’exporter le logiciel par lui-même, Pajitnov a fait appel à des amis ayant des contacts à l’étranger, eux-mêmes arrivant à fournir le jeu à l’éditeur hongrois Novotrade. Point de passage entre les deux blocs, la Hongrie attire alors beaucoup d’investisseurs, dont Robert Stein, président du courtier en logiciels Andromeda, qui va lui-même revendre la licence à deux éditeurs, dont Mirrorsoft. Licence… qu’il ne possède pas vraiment, comme le raconte un documentaire de la BBC en 2004, Tetris: From Russia With Love.
En 1986, Tetris se retrouve donc déchiré entre différentes entités qui se disputent son immense succès commercial : l’Académie des sciences de l’URSS, Aleksei Pajitnov lui-même, Atari (dont une des filiales à créé et commercialisé un Tetris), Nintendo (qui a acquis les droits auprès d’Atari) ou encore ELORG, un bureau d’export de logiciels lié au gouvernement soviétique. Une bataille juridique colossale prend alors place entre les différents acteurs, tandis que l’engouement pour Tetris atteint des sommets, des dizaines de millions d’exemplaires s’écoulant de par le monde à la fin des années 1980. Une saga judiciaire qui ne trouvera sa conclusion qu’en 1996, des années après l’effondrement de l’URSS et la disparition de nombre d’acteurs liés à l’exploitation du jeu.
Une licence qui n’a rien perdu de son côté novateur
1996, c’est l’époque où Pajitnov (désormais associé au programmeur et entrepreneur hollandais Henk Rogers), émigré aux Etats-Unis, finit par récupérer partiellement, puis totalement (en 2002) les droits d’exploitation de toute la franchise Tetris. Ces derniers sont depuis regroupés au sein de la société The Tetris Company, qui administre les droits de toutes les versions et de tous les produits dérivés jusqu’à ce jour.
Ce qui étonne alors, c’est que The Tetris Company aurait pu se contenter d’une simple rente sur les centaines de versions officielles du jeu, continuant à sortir à rythme régulier sur chaque nouvelle console ou smartphone du marché. Mais l’entreprise va s’atteler à rajeunir continuellement l’aventure Tetris, en l’emmenant dans des directions inattendues.
C’est par exemple le cas de Tetrisphere en 1997, un jeu tentant de proposer une variante 3D du célèbre puzzle game, et sur lequel Pajitnov est consultant. Mais aussi de projets encore plus singuliers comme Tetris Party (2008) et Tetris 99 (2019) emmenant le concept vers une dimension multijoueur… Ou même l’hybridation avec d’autres genres de jeux, dans le cas du cultissime Puyo-Puyo Tetris, codéveloppé avec Sega en 2017, ou encore via le marché de la VR avec l’onrique Tetris Effect en 2018.
Un phénomène culturel et un objet scientifique
En 2024, les différentes versions de Tetris affichent le score délirant de 520 millions d’exemplaires vendus, en faisant de très loin la licence de jeu vidéo la plus diffusée de tous les temps. Tetris a été décliné sous toutes les formes possibles et imaginables, y compris sous forme de sport électronique possédant sa propre ligue et ses propres compétitions. Étonnant, pour un jeu au concept aussi simple ? Pas vraiment, tant le jeu développé par Pajitnov et ses collègues est une sorte « d’objet parfait » largement scruté par les chercheurs depuis des décennies.
Sous son aspect extrêmement basique consistant à empiler des blocs pour faire disparaitre des lignes, Tetris est un redoutable jeu de logique et d’agencement d’espace et de planification. Ses effets possibles sur la bonne santé du cerveau ou encore la lutte contre le stress post-traumatique ont été plusieurs fois soulignés par la recherche universitaire, de même que ses effets positifs sur la sociabilité et les troubles du comportement. Des effets négatifs ont par ailleurs pu également être observés, notamment une obsession pour la poursuite du jeu pouvant se matérialiser jusque dans les rêves : on parle alors d’effet Tetris.
Et Tetris n’a sans doute ni fini de fasciner ni de faire vendre des jeux par millions : l’arrivée prochaine de Tetris® Forever sur toutes les machines, ordinateurs, smartphones et tablettes sera l’occasion d’approfondir encore la légende de la licence en redécouvrant 15 variantes du jeu d’origine remises au goût du jour, ainsi que le dévoilement d’un nouveau mode de jeu complet : Tetris Time Warp. De quoi prolonger l’aventure pendant au moins quatre décennies supplémentaires ?