Entretien

Gaël Faye pour Jacaranda : “Écrire un livre ou une chanson, c’est lutter contre le silence”

16 septembre 2024
Par Clara Authiat
Gaël Faye sort son deuxième roman, “Jacaranda” (Grasset) en cette rentrée littéraire.
Gaël Faye sort son deuxième roman, “Jacaranda” (Grasset) en cette rentrée littéraire. ©JF PAGA

Événement de cette rentrée littéraire, Jacaranda (Grasset) de Gaël Faye se fraye un chemin dans les listes des prix littéraires les plus prestigieux. Rencontre avec l’auteur qui fait parler le Rwanda alors que le silence pèse encore lourdement sur les victimes du génocide et leurs familles.

En 2016, votre premier roman, Petit Pays, récompensé par le Prix du Roman Fnac puis par le Prix Goncourt des lycéens, s’est écoulé à plus d’un million et demi d’exemplaires en France. Votre rapport à l’écriture a-t-il été impacté par un tel succès ? 

Gaël Faye : Ça impacte forcément le processus de création. Les lecteurs et lectrices s’invitent au moment de l’écriture et j’avais en tête tous les encouragements et les félicitations. Ce contrat de confiance m’a porté autant qu’il m’a mis une pression. Écrire, c’est se mettre à nu, on est face à soi. Donc, il y a un sentiment qui monte peu à peu, celui de la peur de décevoir.

Mais, comme un sportif qui se retrouverait en finale et qui doit composer avec le stress, j’ai fait le silence autour de moi, je me suis tourné vers mon intérieur et pas vers ce qui venait de l’extérieur. C’est quelque chose que je n’ai pas du tout vécu pour Petit Pays, puisque personne ne m’attendait, il n’y avait aucun point de comparaison.

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Un personnage fait le pont entre Petit Pays et votre nouveau roman Jacaranda, celui d’Eusébie. Cette nouvelle histoire est-elle née à partir de ce personnage ?

G. F. : C’est Eusébie qui m’a guidé vers l’histoire de Jacaranda. Durant les années qui ont suivi la sortie de mon premier roman, je continuais à écrire autour d’elle, à prendre de ses nouvelles afin de savoir ce qu’elle était devenue. C’est le seul personnage dont on ignorait le destin. À mesure que l’univers autour d’elle s’élargissait, une histoire que j’avais envie de raconter est née. Une histoire de transmission, de silence. Petit Pays parle d’un paradis de l’enfance grignoté peu à peu par l’arrivée de la violence. Jacaranda est une histoire de l’après. Comment fait-on pour vivre à nouveau après l’extrême violence ? Ces livres sont deux pièces d’un même puzzle. Même si Eusébie n’est pas le personnage central de ce roman, elle est porteuse d’une vérité que recherche Milan, le narrateur.

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Comme le narrateur de Petit Pays, celui de ce nouveau roman est à cheval entre deux cultures : la France et le Rwanda. Ces deux protagonistes sont-ils semblables ?

G. F. : Non, ils sont très différents. Dans Petit Pays, Gabriel grandit au Burundi. Dans Jacaranda, Milan grandit en France et ne connaît rien du Rwanda, dont est originaire sa mère. Cette dernière, porteuse de cette culture, refuse d’en parler, donc naturellement la culture française s’impose et prend toute la place. Au début de l’histoire, Milan est un petit Français. Une forme de hiérarchie entre les cultures, souvent inconsciente, s’installe. C’est la réalité de beaucoup de familles à double culture. C’est seulement à partir de 1994 que le narrateur découvre véritablement son lien avec le Rwanda.

Le livre s’ouvre non pas sur le narrateur, mais sur Stella, la fille d’Eusébie. Elle fait partie de la jeune génération rwandaise, celle née après le génocide des Tutsis en 1994. À partir de quoi avez-vous imaginé ce personnage ? 

G. F. : C’est cette jeunesse qui m’a inspirée, j’avais envie de comprendre sa réalité, par quoi elle est agitée. Stella correspond à la génération née après le génocide, qui n’a jamais connu les cartes d’identité ethniques. C’est aussi la raison pour laquelle Stella, symbole de cette génération, n’arrive à dialoguer qu’avec son arrière-grand-mère Rosalie qui, elle aussi, a vécu le Rwanda d’avant la carte d’identité ethnique. C’est comme si ces deux générations étaient les seules à ne pas avoir de grille de lecture racialisante de la société. Le dialogue entre elles est alors possible.

Au Rwanda, 70 % de la population actuelle est née après le génocide. Quel rapport la nouvelle génération entretient-elle avec cette mémoire ?

G. F. : Un crime de cette ampleur a des ramifications dans toutes les relations humaines, toutes les strates de la société et toutes les intimités. On a beau vouloir se projeter dans le futur, on est toujours rattrapé par le poids de cette mémoire. Ce sont comme des vents contraires.

« Un monde entier a disparu, des gens ont été engloutis avec ce qu’ils étaient, leur histoire. Écrire c’est résister contre le négationniste qui accompagne tous les génocides. »

Gaël Faye

Mais je crois que tous les êtres humains veulent savoir d’où ils viennent, on a un désir de racines, d’ancrage. Cependant, comment fait-on lorsqu’on est face au silence ? Certains finissent par l’accepter, d’autres s’en révoltent. Ces jeunes font comme ils peuvent et tentent de trouver une solution à cette tension presque irréconciliable.

Le titre de votre nouveau roman est Jacaranda. Il y a deux ans, vous sortiez un EP qui s’appelait déjà Mauve Jacaranda. Quel est votre lien avec ce mot ?

G. F. : C’est mon mot préféré de la langue française. J’adore sa sonorité. Il représente aussi les émerveillements que j’ai connus dans l’enfance. L’arbre symbolise la transmission de la famille, la force des racines. C’est un point d’ancrage, un repère quand le monde d’avant a disparu. Je l’entends également comme une ode à la nature : l’arbre comme personnage de l’événement. Que nous diraient les arbres s’ils pouvaient parler ?

Dans ce roman, il y a l’idée de raconter la topographie d’un pays : ses collines, ses fleurs, ses lacs et ses arbres, qui ont vu, sauvé et, parfois, ont été complices. Les fleuves ont emporté les corps, les arbres ont permis de cacher des rescapés… L’arbre, et le jacaranda en particulier, est un élément qui m’inspire beaucoup.

À la différence des discours officiels ou politiques, comment l’art, que ce soit la musique ou la littérature, participe-t-il à un travail de mémoire et à aider la population rwandaise à faire société ?

G. F. : Je ne sais pas si l’art peut changer une société, mais un être humain, oui. C’est mon cas. Quand j’avais 18 ans, j’ai vu la pièce Rwanda 94 du collectif belge Le Groupov. Ça a changé ma vie, mon destin même. J’écrivais déjà, mais je ne m’autorisais pas à le faire sur le Rwanda. Après ça, je me suis dit qu’il fallait que je m’empare de cette histoire. Écrire un livre ou une chanson, c’est lutter contre le silence. Un monde entier a disparu, des gens ont été engloutis avec ce qu’ils étaient, leur histoire. Écrire c’est résister contre le négationniste qui accompagne tous les génocides. Jacaranda est une invitation à la jeune génération, celle de Stella, à s’emparer des armes miraculeuses de la création.

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