Décryptage

La quête de l’amour à l’ère numérique, épisode 1 : buffet à volonté… jusqu’à l’indigestion

17 juillet 2024
Par Florence Santrot
La quête de l'amour à l'ère numérique, épisode 1 : buffet à volonté… jusqu'à l'indigestion
©Nicoleta Ionescu

Au XXIe siècle, la quête de l’amour s’est transformée en une expérience à la fois exaltante et déroutante, où les technologies redéfinissent constamment nos relations et notre perception du bonheur. Et où le célibat est un choix plus qu’une fatalité.

Si nos arrière-grands-parents découvraient nos pratiques de « dating » actuelles, nul doute qu’ils tomberaient de l’armoire. Avec l’arrivée de l’ère numérique, la quête de l’amour s’est radicalement transformée. Oubliées les rencontres lors d’un bal ou les mises en relation par un proche parent. Les technologies modernes ont révolutionné les méthodes et redéfini notre perception de l’amour. Les applications de rencontre comme Tinder, Bumble, Happn, OK Cupid ou Hinge, pour ne citer qu’elles, sont devenues des plateformes incontournables pour celles et ceux qui cherchent l’âme sœur. En 2019, 75 % des couples hétérosexuels qui se sont formés s’étaient rencontrés en ligne, selon le Financial Times.

À partir de
7,90€
En stock
Acheter sur Fnac.com

Ces plateformes, avec leurs algorithmes sophistiqués, prétendent nous connecter avec des partenaires compatibles en quelques clics. Marie, utilisatrice de Tinder depuis deux ans, partage : « J’ai rencontré des personnes incroyables grâce à ces applications, mais l’abondance des choix a aussi tendance à rendre les relations éphémères. C’est tellement facile qu’on passe vite à autre chose à la moindre contrariété. » Cette immédiateté, propre au monde numérique, influence profondément notre approche des relations amoureuses.

Swipe smartphone appli rencontre
©oatawa

On est constamment à la recherche de la personne parfaite, souvent sans donner une chance aux relations de se développer naturellement. Les plateformes de rencontre ont également démocratisé l’accès à des relations diversifiées. Pour les personnes introverties ou celles vivant dans des zones géographiques isolées, ces applications offrent une opportunité précieuse de rencontrer des partenaires potentiels. Cependant, cette révolution numérique n’est pas sans défi.

Rencontres numériques : une révolution vitesse grand V

Pour mieux comprendre l’ampleur des changements actuels, il est important de les replacer dans un contexte historique. Au début du XXe siècle, les rencontres étaient souvent organisées par les familles ou se produisaient au sein de communautés restreintes. L’arrivée de l’automobile dans les années 1920 a marqué un tournant, offrant plus de liberté et d’intimité aux couples. Les années 1960 et 1970 ont vu l’émergence de la révolution sexuelle, remettant en question les normes traditionnelles et ouvrant la voie à des relations plus libres. Les petites annonces dans les journaux et les agences matrimoniales ont ensuite pris le relais, avant l’avènement d’Internet qui a tout bouleversé à partir des années 1990.

Dr Emily Witt, sociologue spécialisée dans l’évolution des relations et autrice du livre Future Sex, explique : « Chaque avancée technologique a apporté son lot de changements dans la façon dont nous nous rencontrons et formons des couples. Internet et les smartphones ont simplement accéléré et amplifié ce processus de manière exponentielle. »

Tout (et n’importe quoi), tout de suite : l’immédiateté et l’abondance des choix

Les applications de rencontre offrent une abondance de choix, ce qui peut parfois être déroutant. « C’est un peu maladroit, mais je ne vois pas de comparaison qui colle mieux que l’image d’un buffet à volonté : on a tendance à vouloir tout goûter sans jamais se contenter de ce que l’on a dans son assiette », formule Thomas, un utilisateur de l’appli Hinge. Cette surabondance a tendance à mener à une certaine superficialité dans les relations, où l’on privilégie la quantité à la qualité.

La rapidité avec laquelle on peut passer d’un profil à un autre encourage une mentalité de consommation rapide, où l’on recherche constamment le prochain meilleur « match ». Certains utilisateurs évoquent la « paralysie de l’analyse » ou l’anxiété permanente de choisir le bon partenaire, avec une sorte de FOMO (peur de rater quelque chose, ou en l’occurrence de passer à côté de la bonne personne).

La quête de l’amour à l’ère numérique : buffet à volonté… jusqu’à l’overdose
©Gorodenkoff

Cette dynamique de surabondance entraîne aussi une déshumanisation des interactions. Les utilisateurs peuvent se sentir comme des produits sur un marché, jugés sur quelques photos et une brève description. « Parfois, j’ai l’impression d’être réduit à un ensemble de critères plutôt qu’à une personne complète. Je culpabilise quand j’ai l’impression de ne pas cocher toutes les cases. Ou en tout cas pas les bonnes. L’apparence est très – trop – importante dans l’équation », ajoute Thomas. Cette perception peut avoir des impacts négatifs sur l’estime de soi et la manière dont on envisage les relations futures.

L’évolution des normes relationnelles

Les plateformes de rencontre ne se contentent pas de modifier la manière dont nous rencontrons des partenaires ; elles changent aussi nos attentes et nos normes relationnelles. Les utilisateurs sont de plus en plus nombreux à chercher des connexions immédiates et des gratifications instantanées. À l’instar du shoot immédiat de dopamine lié au scroll sur les réseaux sociaux, les utilisateurs de sites de rencontres veulent l’amour en un clic. Ce qui peut poser des défis pour construire des relations durables.

« Les relations commencent souvent sur une note superficielle. Ce démarrage un peu en trombe rend difficile le passage à des interactions plus profondes. Et puis, il faut accepter de répondre sans cesse aux mêmes questions, de toujours entamer les conversations de la même manière et de passer beaucoup trop de temps le soir sur ces multiples discussions en parallèle. Ça explique sans doute pourquoi on se lasse vite sans sauter le pas de la rencontre IRL [in real life, en vrai, NDLR]« , regrette Marie.

Cependant, ces plateformes ne sont pas dénuées de bénéfices. Elles permettent de rencontrer des personnes que l’on n’aurait jamais croisées autrement. Pour beaucoup, elles offrent une solution pratique à l’isolement social et une chance de trouver l’amour en dehors de notre cercle habituel. Elles ouvrent également la voie à des discussions plus honnêtes sur les attentes relationnelles dès le début, grâce à des fonctionnalités qui encouragent les utilisateurs à préciser leurs intentions. À condition bien sûr de jouer la carte de l’honnêteté…

D’une génération à l’autre, des impacts différents

L’impact de la technologie sur les relations varie considérablement selon les générations. Les millennials et la génération Z, ayant grandi avec Internet, sont généralement plus à l’aise avec les rencontres en ligne. Pour eux, c’est une extension naturelle de leur vie sociale numérique. Il y a une certaine fluidité dans la démarche. En revanche, les générations plus âgées peuvent trouver cette transition plus difficile. Les nouvelles habitudes sont dures à prendre.

La quête de l’amour à l’ère numérique : buffet à volonté… jusqu’à l’overdose
©Tero-Vesalainen

Béatriz, 63 ans, témoigne : « Au début, j’étais réticente à l’idée d’utiliser ces applications. Ça me semblait trop impersonnel et trop directement “sexuel” par rapport à ce que je recherchais, c’est-à-dire un compagnon de vie. Mais c’est devenu un peu le passage obligé. Le truc, c’est qu’il faut accepter d’accumuler les rencontres pour espérer trouver une personne vraiment intéressante. Je comprends que ça puisse lasser et démotiver. On finit par se dire qu’on est aussi bien seule. »

Nouvelles formes de relations… mais aussi nouveau célibat

En parallèle, de nouvelles tendances émergent en matière de relations, comme la sologamie et l’acceptation du célibat. Ces mouvements redéfinissent le concept de bonheur en dehors des cadres traditionnels. La sologamie, sorte de « mariage avec soi-même », est une pratique qui gagne en popularité. Alors que le concept qui a émergé il y a 30 ans aux États-Unis, le mot est inscrit depuis 2022 dans le dictionnaire Oxford English. Il valorise l’importance de l’amour-propre et de l’accomplissement de soi.

À lire aussi

« Se marier avec soi-même est un acte d’amour-propre, affirme Maïa, qui se comme définit sologame. C’est une manière de célébrer qui je suis sans attendre de validation extérieure. » De plus en plus de personnes choisissent de se célébrer elles-mêmes, rejetant l’idée que le bonheur dépend d’une relation amoureuse. L’idée permet de se recentrer sur ses propres besoins et aspirations, loin des pressions sociales et des attentes externes.

Vive le mouvement “Single Positive”

Au-delà du concept de sologamie, le mouvement « Single Positive » prône une vision positive du célibat. « Être célibataire n’est pas un échec. C’est une opportunité de se connaître mieux et de vivre pleinement », affirme Samuel, célibataire heureux. Ces nouvelles formes de relations encouragent une introspection et une acceptation de soi qui étaient souvent négligées dans la quête traditionnelle de l’amour.

Elles permettent de redéfinir le concept de bonheur en le détachant de l’idée de couple. Des personnalités s’en sont d’ailleurs ouvertes, comme l’actrice britannique Emma Watson. En 2019, à l’âge de 29 ans à l’époque, elle expliquait : « Si vous n’avez pas construit de maison, si vous n’avez pas de mari, si vous n’avez pas de bébé, que vous approchez 30 ans et que vous n’êtes pas dans une situation incroyablement sûre et stable dans votre carrière… tout cela génère une quantité incroyable d’anxiété », a-t-elle reconnu lors d’un entretien avec le magazine Vogue. Depuis, elle a appris à se détacher de cette pression. « Cela m’a pris beaucoup de temps, mais je suis aujourd’hui très heureuse. J’appelle cela être en partenariat autonome [self-partenered, NDLR]. »

Ce mouvement s’accompagne également d’une redéfinition des attentes sociales. Les individus célibataires sont de plus en plus nombreux à revendiquer leur choix et à célébrer leur indépendance. « La société a longtemps stigmatisé le célibat, ajoute Samuel. On nous qualifiait de “vieux garçon” ou de “vieille fille”. Être seul était perçu comme quelque chose de triste, une fatalité contre laquelle il fallait lutter. On voulait sans cesse nous “caser” avec quelqu’un. Aujourd’hui, le célibat est vu comme une phase de croissance personnelle et de liberté. Ça enlève un vrai poids sur nos épaules. » Valoriser des parcours de vie différents permet de promouvoir une vision plus inclusive et diversifiée du bonheur. Où chacun peut donner sa définition personnelle.

Redéfinir le bonheur et l’amour

Ces tendances montrent une évolution dans la perception de l’amour et du bonheur. Elles suggèrent que le bonheur peut être atteint de différentes manières, indépendamment des normes sociétales. Le célibat et la sologamie deviennent des choix de vie respectables et épanouissants, offrant une alternative aux schémas relationnels traditionnels.

Le bonheur ne dépend plus uniquement de la présence d’un partenaire amoureux. « C’est une époque passionnante où nous redéfinissons ce que signifie être heureux et accompli. Les relations, qu’elles soient avec les autres ou avec soi-même, prennent des formes multiples et variées », conclut Eric Klinenberg, sociologue américain et auteur de Going Solo. Cette diversité des parcours de vie témoigne d’une société en mutation, où l’individualité et l’autonomie sont célébrées.

Les changements dans nos façons de former des relations ont des répercussions profondes sur la société dans son ensemble. On observe une évolution des structures familiales traditionnelles, avec une augmentation des familles monoparentales, des couples non mariés et des arrangements de vie alternatifs. Des évolutions profondes qui ont même un impact au sein des entreprises. Celles-ci adaptent de plus en plus leurs politiques de congés et d’avantages sociaux pour répondre aux nouveaux profils et donner les mêmes droits à toutes et tous.

Vers un nouveau paradigme relationnel

L’évolution de nos relations à l’ère numérique reflète des changements plus larges dans notre société. Mais, alors que la technologie continue de façonner nos interactions, il est crucial de maintenir un équilibre entre les opportunités qu’elle offre et les valeurs humaines fondamentales que sont l’empathie, la compassion et la connexion authentique.

Si les plateformes numériques ont transformé la façon dont nous nous rencontrons et interagissons, l’essence de ce que nous recherchons – l’amour, la compréhension et la connexion – reste inchangée. Le défi, aujourd’hui, est d’utiliser ces outils pour enrichir nos relations plutôt que de les appauvrir. Ces technologies sont, certes, des outils puissants pour faciliter les liens, mais il nous incombera toujours de donner un sens et une profondeur à ces relations.

Pour aller plus loin sur le sujet, voici quelques ouvrages que nous vous recommandons chaudement :

  • L’amour sous algorithme, de Judith Duportail
  • Modern Romance, d’Aziz Ansari
  • The Game: Penetrating the Secret Society of Pickup Artists, de Neil Strauss
  • Going Solo, d’Eric Klinenberg
  • Singled Out, de Bella DePaulo
  • A Dress, a Ring, Promise to Self, de Sarah Sharpe

À lire aussi

Article rédigé par