Entretien

Erri De Luca présente Les Règles du mikado : “Je suis le premier vieux du monde pour moi”

20 mai 2024
Par Thomas Louis
Erri De Luca a fait paraître le 2 mai dernier, “Les Règles du mikado”.
Erri De Luca a fait paraître le 2 mai dernier, “Les Règles du mikado”. ©Francesca Mantovani

Dans son nouveau roman, Les Règles du mikado (Gallimard), l’écrivain italien met en scène la rencontre entre un vieil horloger et une jeune tsigane au milieu des montagnes.

Dans Les Règles du mikado, Erri De Luca imagine la conversation entre une jeune tsigane venue se réfugier sous la tente d’un vieil homme. La raison ? Elle fuit un mariage forcé. Et la collision entre ces deux trajectoires va permettre à l’auteur de réfléchir sur le hasard, les appartenances ou encore sur l’engagement. L’Éclaireur a rencontré Erri De Luca à qui l’on doit récemment L’Impossible (2020) et Grandeur nature (2023) afin de parler de cette nouvelle œuvre qui aborde la vieillesse de façon aussi poétique que philosophique, en librairie depuis ce printemps.

Avez-vous théorisé de quoi les mikados pourraient être la métaphore au sein de cette histoire ? 

Je ne suis pas très fort en théorie, je suis meilleur en pratique. Tous les mots et toutes les choses ont un double en forme de secret. Mais je me tiens à la surface, au premier sens : les mikados représentent ce jeu fait de 40 bâtonnets. On essaie de se débrouiller pour les retirer un par un en évitant qu’ils se touchent. Mais l’idée du jeté de mikados est une image partielle du chaos. Cette image a pu arriver dans ma tête, mais plus tard. 

Couverture du livre Les Règles du mikado d’Erri De Luca.©Gallimard

Pourrait-on, dans une certaine mesure, se dire que jouer aux mikados, c’est faire table rase ? 

Oui, ça veut dire que chaque mikado efface l’autre. Ça n’est pas comme dans le jeu des échecs, où l’on se souvient de tous les passages et de la stratégie. Quand je joue aux cartes napolitaines, je me souviens de toutes les cartes qui sont sorties. Mais le mikado n’est pas un jeu où l’on doit avoir de la mémoire.

Pourquoi avoir écrit un personnage d’horloger ? 

L’horloger symbolise prosaïquement l’idée de mesurer le temps, mais, en réalité, une montre ne mesure que les intervalles du temps. Pas le temps. Le temps n’est pas mesurable, mais mesurer les intervalles, c’est pratique. Un horloger est quelqu’un qui connaît le mécanisme de la mesure. Je suis fasciné par tout ce que je ne comprends pas.  

On sent que l’objectif de votre horloger est de passer inaperçu. Est-ce pour cette raison qu’il n’a pas de prénom ?  

Les prénoms sont des choses irritantes. Si je l’appelle “Marcel”, quelqu’un qui le lit fera automatiquement un rapprochement avec ceux qu’il connaît. Le nom ne signifie rien, c’est bon pour la police. Les personnes ne sont pas les noms. Je ne suis pas Erri De Luca, je m’appelle accidentellement “Erri de Luca”, mais je suis bien d’autres choses. La première chose qui me vient est que je suis un lecteur.  

« Je suis fasciné par tout ce que je ne comprends pas. »

Erri De Luca

Avant d’être un écrivain ? 

L’écrivain arrive à la fin de la liste. C’est une partie mineure de ma vie, mais une partie importante pour mon bonheur. 

Erri De Luca.©Francesca Mantovani

Qu’est-ce qui permet à vos deux personnages de réaliser qu’ils ont des points communs ?  

C’est la rencontre qui permet leur entente. Une rencontre est quelque chose de toujours imprévisible. Ça n’est pas un rendez-vous.  

Peut-on parler de deux solitudes qui se croisent ?  

Oui, une volontaire et une autre forcée par la nécessité. Car la jeune fille n’a aucune vocation à être solitaire. Elle appartient à une communauté très vivante qui maintient étroitement les liens de clan. Elle se déracine de toute son appartenance d’une façon douloureuse.  

Dans ce livre, on retrouve énormément de dialogues, mais aussi des lettres et des adresses directes aux personnages. Quel est votre rapport à l’oralité ? 

Tous mes livres sont oraux. Il y a d’abord une voix que j’écoute et que je retranscris.  

Une voix qui vous parle directement ? 

Oui, et ce n’est pas la voix de l’écrivain. Dans une histoire, il y a toujours quelqu’un de l’intérieur qui raconte l’histoire. L’oralité est, pour moi, obligatoire. Dans ce cas, le dialogue me permet de m’éloigner encore plus, comme quelqu’un qui enregistre une conversation.  

De vous éloigner de votre position d’écrivain, donc ? 

Oui, je ne suis même pas le rédacteur de cette histoire. J’enregistre cette conversation. J’avais l’intention de faire advenir la rencontre. Mais après, ces deux personnages se connectent et me font découvrir à moi-même qui ils sont. Je suis un intrus dans leurs conversations. Le dialogue est un format magnifique, parfait, qui se matérialise peu dans notre époque, parce que le dialogue prétend que l’autre écoute.  

« Le secret m’intéresse. Je pense qu’il est constitutif de l’individu. »

Erri De Luca

Il est question d’espionnage dans le livre. L’idée du secret vous a-t-elle intéressé ici ?  

Oui, le secret m’intéresse. Je pense qu’il est constitutif de l’individu. Nous sommes fondés sur des secrets qui doivent le rester. Quand il nous arrive parfois que quelqu’un révèle l’un de nos secrets, on se sent plus fragile, voire trahi. C’est une trahison qui nous fait perdre des forces physiques. 

La montagne fait partie de vos vignettes, au même titre que Naples… 

Je suis un jouet de l’escalade, je suis un jouet de mon origine napolitaine. Quand j’étais à Naples, je me sentais joué par la ville, maintenant que je m’en suis détaché, je suis un jouet de mon origine. 

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Ce livre est-il une réflexion sur la vieillesse ? 

Oui, une vieillesse mystérieuse, elle aussi. J’ai l’impression, en vieillissant, que personne n’a été vieux avant moi. Ça veut dire que la vieillesse des autres ne m’apprend rien.

Pourquoi ? 

La vieillesse de mon père ne m’apprend rien sur la vieillesse. En revanche, à l’âge adulte ou pendant ma jeunesse, j’avais des modèles sur lesquels je pouvais mesurer mon insuffisance. Mais la vieillesse, non. Je suis le premier vieux du monde pour moi. Si je regarde autour, je ne trouve pas d’exemple, alors j’invente ma vieillesse, je l’explore.  

Les règles du mikado, d’Erri De Luca (traduit de l’italien par Danièle Valin), Gallimard, 160 p., 18 €, depuis le 2 mai 2024 en librairie.

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