Reparution, rééditions collector, nouvelles traductions : entre stratégie commerciale et engagement littéraire.
Un peu comme les cinéphiles collectionneurs qui scrutent les ressorties en 4K de leurs films préférés, les lecteurs passionnés se ruent, au mois de novembre et de décembre, sur les étals des librairies à la recherche de la perle rare. C’est presque devenu un marronnier de l’actualité littéraire.
Chaque année, à la fin de l’automne, alors que les fêtes approchent à grands pas, les gros éditeurs dégainent tour à tour leur réédition collector des livres cultes qui dorment sagement dans leur fond. Des chefs-d’œuvre qui font peau neuve et qui se transforment en cadeau idéal. D’un point de vue littéraire, ces nouvelles traductions réactualisées et augmentées sont précieuses, parce qu’elles symbolisent l’évolution de la langue, elles incarnent le changement de nos sensibilités contemporaines et offrent à des monuments une salutaire cure de jouvence. Tour d’horizon des pépites vintage de cette année.
| Shining, de Stephen King
Il fallait au moins tout le talent de Jean Esch, un des traducteurs anglais star du milieu pour offrir une nouvelle jeunesse à Shining. Dix ans après la dernière publication française, Constance Trapenard, éditrice chez JC Lattès, la maison détentrice des droits du livre, lui a confié cette mission périlleuse.
Et pour cause, Jean Esch découvre une œuvre française en lambeaux, privés de passages entiers du texte original. Un massacre à la tronçonneuse courant à l’époque, où l’objectif premier était de simplifier et de raccourcir les textes étrangers, même si cela signifiait mépriser toute exigence de qualité littéraire.
La nouvelle mouture est éblouissante et donne une autre dimension à la plume de Stephen King qu’on louait jusque-là pour ses histoires et son sens du suspense plutôt que pour son style. Le cauchemar de Danny, « l’enfant lumière », pris au piège de l’Overlook Hotel et de ses apparitions monstrueuses, l’omniprésence terrifiante de Jack Torrance, rongé par ses démons intérieurs, le jeu d’ombres permanent entre réalité et illusions : la puissance de l’œuvre iconique de Stephen King s’en trouve décuplée. Une merveille pour les amateurs de grand frisson, qui se marie à merveille avec un visionnage du film de Kubrick.
| Le Grand Sommeil, de Raymond Chandler
Pendant longtemps, Raymond Chandler fut une autre des grandes victimes de la traduction au sabre française. Des titres massacrés – The Little Sister devenant Fais pas ta rosière ! –, des œuvres amputées de presque un quart de leur contenu, des traductions ampoulées, surannées : le roi du roman noir américain a morflé. Mais, depuis quelques années, les éditions Gallimard ont décidé de se faire pardonner en remettant ses romans emblématiques au goût du jour.
Après une première reparution en collection Quarto en janvier dernier, c’est désormais au tour du Grand Sommeil, livre le plus connu de l’auteur – popularisé par le film d’Howard Hawks avec le duo de légende Humphrey Bogart-Lauren Bacall – de profiter d’une salutaire cure de jouvence.
La traduction de référence, celle de Boris Vian, parue en 1948, avait en effet pris un sacré coup de vieux. Grâce au travail de Benoit Tâdié, on prend aujourd’hui un plaisir fou à redécouvrir la première enquête de l’inoubliable Philip Marlowe. Engagé par un richissime général pour démasquer celui ou ceux qui font chanter sa fille cadette, Carmen, le détective privé à l’insolence jubilatoire et aux méthodes radicales se retrouve aux prises avec les plus redoutables gangsters de la Cité des anges. Un roman délicieusement vintage, enlevé et drôle, idéal pour les nostalgiques de l’âge d’or du polar américain.
| Beloved, de Toni Morrison
Écrivaine de talent, autrice notamment de Corps volatils (2007), prix Goncourt du premier roman et plus récemment du sublime L’Avancée de la nuit (2017), Jakuta Alikavazovic est aussi une traductrice reconnue qui voit dans cet exercice littéraire une manière de rendre hommage aux auteurs et aux textes qui ont marqué sa vie. Après Nabokov, Eve Babitz ou encore David Foster Wallace, elle s’attaque aujourd’hui à un autre monument du roman américain, la prix Nobel de littérature 1993 Toni Morrison, et propose une nouvelle traduction de son chef-d’œuvre immortel, Beloved.
À la manière d’une tragédie grecque, Toni Morrison écrivait en 1988 ce grand roman de l’esclavage américain, une œuvre déchirante qui creuse au plus profond d’un passé douloureux. En s’inspirant d’un fait divers survenu en 1856, elle raconte l’histoire de Seth, une ancienne esclave qui a choisi de tuer son propre enfant pour qu’il n’ait pas à subir une vie de servitude et de souffrance. Beloved, celui ou celle qu’on a aimé, comme le fantôme de cette petite fille disparue qui vient désormais la hanter. Servi par le merveilleux travail de Jakuta Alikavazovic, ce chant de douleur, cet hymne à la mémoire des opprimés résonne pour toujours dans le cœur du lecteur.
| Fahrenheit 451, de Ray Bradbury
Une réédition événement se doit d’être accompagnée d’un préfacier de prestige. À l’occasion de la reparution du roman culte de Ray Bradbury, Fahrenheit 451, c’est le Goncourt de tous les records, l’auteur de L’Anomalie, Hervé Le Tellier, qui se plie à l’exercice. Dans un texte enflammé, il explique sa passion pour cette œuvre emblématique de l’anticipation et de la dystopie moderne.
Publié en 1953, le texte est d’une actualité terrifiante et méritait une seconde peau. L’écrivain américain raconte ce moment de bascule tragique où un gouvernement autoritaire décide de brûler les livres parce que, dans une société basée sur le divertissement et la pensée unique, ils véhiculent trop d’idées dangereuses comme la tolérance, la contestation ou la liberté. Les pompiers deviennent alors des pyromanes chargés de brûler les livres lors d’immenses autodafés. 451, c’est d’ailleurs la température en degrés Fahrenheit à partir de laquelle un livre s’enflamme et se consume.
Mais ce roman, c’est aussi celui d’une émancipation et d’une résistance. Montag, pompier zélé, croise un jour le chemin d’une petite fille pas comme les autres qui lui pose une question qui va tout changer : « Est-ce que tu es heureux ? » Dès lors, notre héros ordinaire se met à rêver d’un autre monde et entre en résistance. Un chef-d’œuvre de l’imaginaire pour les lecteurs qui aiment avant tout la science-fiction parce qu’elle tend un miroir grossissant sur les errances de notre temps. Une réflexion sidérante sur les dérives possibles d’un monde tout entier tourné vers la technologie.
| Le Joueur d’échecs, de Stefan Zweig
En 2020, en plein Covid, alors que la vie suspend son cours. La promotion des Émotions s’arrête net et Jean-Philippe Toussaint se retrouve démuni. Il décide alors d’enfiler son autre casquette, celle de traducteur, et de s’attaquer au Joueur d’échecs (1943), de Stefan Zweig. Très vite, ce court roman trouve en lui un écho surprenant. Il tient en parallèle une sorte de journal intime dans lequel se croise et se frôle le traducteur au travail, l’écrivain en proie au doute et l’homme au mitan de sa vie.
C’est donc une double parution événement que nous a offert l’une des plumes les plus affutées du roman français lors de la dernière rentrée littéraire. D’un côté, Échecs, traduction remise au goût du jour d’un monument de la littérature mondiale, de l’autre L’Échiquier, autobiographie kaléidoscopique et déroutante. Connaissant aussi bien le langage des échecs que la langue allemande, il donne à lire une magnifique version de cette novella écrite par Stefan Zweig juste avant son suicide et publiée à titre posthume en 1943.
Le romancier autrichien met en scène un face-à-face tendu entre deux joueurs d’échecs qui se rencontrent sur un paquebot voyageant de New York à Buenos Aires. L’un est un champion reconnu. D’origine modeste, il est intraitable, redoutable tacticien, mais borné, stupide et inculte. L’autre est un aristocrate autrichien, fin psychologue qui n’a jamais joué aux échecs que mentalement alors qu’il était prisonnier dans les geôles du régime nazi. Une confrontation entre deux esprits, deux visions du monde, comme un symbole des forces à l’œuvre dans un XXe siècle tragique.