Paru en 1929 et relativement méconnu chez nous, Le Bateau-Usine (Kani Kôsen) est un roman culte au Japon, mettant en scène la vie tragique de pêcheurs de crabes. Une nouvelle adaptation en manga paraît en novembre aux éditions Vega-Dupuis. L’occasion de revenir sur ce phénomène éditorial remarquable.
Au beau milieu des années 1920, une bande de marins pauvres s’engage, faute de choix, à bord du Hakkô-maru, un navire de pêche industrielle en très mauvais état naviguant dans les eaux glacées du nord du Japon, aux frontières de la jeune Union soviétique. Alors que la faim et les épidémies se multiplient à bord, deux camps antagonistes émergent.
D’un côté, les ouvriers ne pouvant plus tolérer l’insalubrité et les conditions de travail épouvantables. De l’autre, les officiers et les militaires, obsédés par l’idée d’augmenter le rendement pour enrichir la compagnie qui a affrété l’épave. Résultat : ces tensions vont pousser l’équipage au bord de la mutinerie.
Un roman aux mille adaptations
Issu d’un journal d’extrême gauche, Le Bateau-Usine est une œuvre d’autant plus culte qu’elle a longtemps circulé sous le manteau au Japon. Son créateur, Takiji Kobayashi, a été arrêté et torturé à mort en 1933, à l’âge de 29 ans, en ayant laissé derrière lui seulement trois romans d’inspiration ouvrière et prolétarienne.
Les textes de l’auteur sont régulièrement redécouverts lors de crises sociales violentes. Durant les contestations étudiantes de la fin des années 1960 ou de la crise financière de 2008, le roman phare de Kobayashi s’est à nouveau hissé en tête des ventes des librairies nippones.
Dès les années 1950, alors que le Japon devient une démocratie et que sa constitution garantit désormais la liberté d’expression, Kani Kôsen commence à être adapté sous divers formats au théâtre et surtout au cinéma, avec le film Les Bateaux de l’Enfer (1953), dont un remake à grand spectacle a été réalisé en 2009.
Plus récemment, c’est sous forme de bande dessinée que le roman a retrouvé le chemin du succès, avec une première adaptation de Gô Fujio et Takiji Kobayashi, très fidèle au roman, parue il y a quelques années chez Akata. Une œuvre sublime et intemporelle, et un moyen très efficace de découvrir ce classique de la littérature asiatique – mais qui ressemble peu à Shinyaku Kanikosen, l’adaptation en manga parue dans nos librairies cet automne.
Crabes géants et bateaux volants
Le Bateau-Usine version moderne est une réinterprétation assez fantaisiste du roman de Kobayashi : l’histoire se déroule à présent dans un futur post-apocalyptique dans lequel des vaisseaux volants parcourent des océans asséchés dans lesquels s’ébattent des crustacés de la taille d’un mammouth.
Le fond reste cependant assez semblable : on y suit l’antagonisme croissant entre des marins damnés de la Terre et leur encadrement cruel, obsédé par la rentabilité industrielle de cette quête périlleuse de nourriture dans un monde hostile.
Œuvre violente et perturbante, ce nouveau manga peut se dévorer (sans mauvais jeu de mots) sans connaître une ligne du récit dont il s’inspire : c’est une BD d’action pour adultes très efficace, servie par le trait percutant du dessinateur Shinjirô.
Il faut simplement y aller en sachant ce qu’on va y trouver : beaucoup de scènes de torture et de massacres, et un propos plus désespéré encore que dans le roman, qui apportait tout de même quelques touches d’espoir à mesure que les ouvriers du navire prenaient conscience de leur statut et rêvaient à des lendemains meilleurs.
Du manga à la littérature classique
Cette nouvelle version du Bateau-Usine tient davantage de l’hommage que de l’adaptation pure et simple, et n’est sans doute pas la meilleure porte d’entrée pour découvrir la littérature prolétarienne clandestine des années 1930. Elle constitue plutôt un complément utile et assez réjouissant, si vous avez déjà la trame de l’original bien en tête.
Néanmoins, elle illustre à quel point histoire et littérature classique peuvent servir de décor extrêmement efficace à des mangas modernes, percutants et mémorables. Si ce texte continue de fasciner les lecteurs japonais un siècle après sa parution, c’est grâce au caractère intemporel de ses thématiques : l’aliénation par le travail ouvrier, la solidarité face à l’adversité ou encore les rapports de domination hiérarchique.
Cette remarque est valable pour bien des styles de récits. The Heroic Legend of Arslân d’Hiromu Arakawa est une transposition modernisée d’un classique de la fantasy japonaise, les romans de Gou Tanabe adaptant Lovecraft sont d’une fidélité à toute épreuve, et le manga Vagabond de Takehiko Inoue est probablement l’adaptation la plus ambitieuse jamais réalisée de La Pierre et le Sabre, l’un des romans japonais les plus époustouflants du XXIᵉ siècle.
Il n’est jamais simple de dire si une adaptation aussi libre que Shinyaku Kanikosen est à même de convertir de nouveaux lecteurs et lectrices à un texte classique, surtout aussi méconnu en France (le roman n’y a été traduit qu’en 2009). Néanmoins, on ne peut que se réjouir de ce genre de parution, qui permet, outre ses qualités propres, de les remettre en lumière. Faut-il préférer le roman d’origine, son adaptation la plus fidèle ou cette nouvelle version remplie de crabes tueurs venus d’un futur atroce ? Dans tous les cas, le voyage en vaut la peine.