Sur Internet, les milliers de kilomètres se parcourent en quelques millisecondes. Dans la réalité, c’est plus compliqué. Comment vivre l’amour quand il se niche à l’autre bout du continent ?
Si rassurante dans les premiers temps d’une relation, puisqu’elle offre une certaine liberté de corps et d’esprit, la distance s’impose rapidement comme une source inépuisable de frustration. Imposés par un calendrier aussi implacable que difficile à tenir, les temps pour se voir sont autant de bouées auxquelles on se raccroche désespérément. Et, comme dans Titanic, il n’y a pas toujours de la place pour deux.
Quand le déséquilibre devient trop lourd à supporter, il faut trouver des solutions. Faire des efforts. Mais tout le monde n’a pas la force de caractère pour sacrifier son rythme ou ses finances afin de tenter de faire briller cette petite flamme pendant quelques jours, quelques semaines de plus. Des serveurs de League of Legends aux ruelles de Göteborg en passant par une ferme beauvaisienne, voici le parcours amoureux atypique d’Anna*.
*Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat de la personne concernée
Quand soloQ devient duoQ
Du haut de ses 15 ans, Anna a déjà rencontré plusieurs garçons dans des jeux en ligne. La première fois, c’était sur Flyff, un MMORPG coréen free-to-play qui a connu son petit succès en dehors du Pays du matin calme. Elle avait alors une dizaine d’années, et n’a pas eu l’occasion de voir son amoureux pour de vrai.
« J’étais un peu dans mon petit monde, jeux vidéo tout ça, et je ne m’intéressais pas vraiment aux garçons de ma classe. » Comme beaucoup d’autres, elle découvre League of Legends et vient grossir les rangs des millions de joueurs et joueuses qui rouillent sur le MOBA gratuit de Riot Games, sorti fin 2009.
Adepte de la soloQ, elle profite du matchmaking de LoL – le jeu s’occupe de vous trouver des coéquipiers et adversaires d’un niveau similaire au vôtre – pour rencontrer du monde. Quand une partie se passe bien, il n’est pas rare qu’elle ajoute ses coéquipiers et coéquipières à sa liste d’amis, en vue de les retrouver plus tard pour de nouvelles parties.
C’est ainsi que s’installent les rituels et que peuvent se nouer des relations numériques fortes, avec le potentiel de se concrétiser dans la vie réelle. Mais il n’en est pas tellement question pour Anna, en tout cas à ce moment-là. Ce qu’elle souhaite avant tout, c’est performer sur le jeu.
Amir, 14 ans, est l’un de ses coéquipiers réguliers. Il vit à Göteborg, en Suède, à près de 1 500 km de la ferme des parents d’Anna, dans la région de Beauvais. Les deux constituent un duo plutôt efficace sur les serveurs, même si la barrière de la langue – Amir parle bien anglais, mais pas Anna – et la multiplicité des compagnons temporaires de jeu finissent par éloigner les deux ados.
Il faut attendre plus de trois ans pour que nos deux futurs tourtereaux se retrouvent sur le même serveur, à l’été 2015. À la recherche d’un ou d’une last, Amir invite la jeune isarienne à rejoindre sa partie. Son petit frère, de deux ans son cadet, est également de la partie. Elle accepte. L’histoire est en marche.
Ça clique fort
Ils ont la vingtaine. Anna est en couple depuis trois ans, mais elle constate que l’entente vidéoludique avec Amir n’a pas faibli. « Pendant trois mois, on joue ensemble tous les jours en partie classée », explique t-telle. Logiquement, leur relation évolue peu à peu. Les compères try harders deviennent des amis, même si la communication n’est pas évidente.
La jeune femme n’est toujours pas à l’aise avec l’anglais, en tout cas à l’oral. « On se met sur Discord, mais c’est juste pour faire des bruits (rires). Puis on s’ajoute sur Facebook. C’était plus facile pour se retrouver avant de jouer. » C’est finalement sur Snapchat que leur relation évolue.
Ils ne parlent plus seulement de LoL, mais partagent des petits moments du quotidien, avec des photos ou vidéos que l’autre peut consulter temporairement. « Snapchat, c’est parfait pour ça, genre “hey, regarde ma vie, mais pas trop longtemps” », précise Anna, qui se sépare de son compagnon à ce moment-là – mais « pour d’autres raisons », assure-t-elle.
Les deux compères de ranked semblent se plaire, « même si on ne se le dit pas ouvertement », et partagent pendant tout un été des morceaux de leur quotidien sur l’application. À la rentrée – elle entame un BTS – c’est sur Skype qu’Anna et Amir discutent tous les jours. « Il allait à la muscu, il était mignon », confie celle qui ne voit toutefois pas d’avenir dans cette relation à distance.
Arrivent les vacances de la Toussaint – les « vacances d’Halloween », nous dit Anna, pleine de candeur –, soit la première occasion de se rencontrer « pour de vrai ». C’est décidé, elle va parcourir les 1 500 kilomètres qui séparent Beauvais de Göteborg.
Ses parents sont surpris, mais lui font confiance. « Disons que j’ai bien vendu le truc, et j’étais majeure et vaccinée », glisse-t-elle dans un rire. Elle n’a aucun doute sur Amir, futur ingénieur en construction des bâtiments publics, qu’elle connaît depuis maintenant plus de cinq ans et avec qui elle correspond intensément depuis plusieurs mois.
« Ça faisait des mois qu’on était en symbiose sur League of Legends. Ce n’était pas un mec qui allait me violer dans une ruelle », déclare celle qui nourrit alors bien d’autres craintes. C’est son premier trajet en avion, sa première fois hors de France : tout juste « vingtenaire », elle va devoir se débrouiller toute seule dans la deuxième plus grande ville de Suède, dont le nombre d’habitants est comparable à Lyon. Elle compte évidemment sur son ami pour l’accompagner dans cette épreuve. Elle ne sera pas déçue.
Du bon usage de Google Trad
Les jambes d’Anna sont un peu fébriles et son cœur bat la chamade au moment de retrouver Amir. Entre stress et excitation, elle fait la bise à celui qui, courtois, vient la chercher à l’aéroport. Surpris d’une telle attention, l’intéressée rougit instantanément.
S’ensuivent 40 minutes sur Google Traduction, la meilleure manière de communiquer, faute d’une langue commune, pour dissiper le malentendu : c’est une pratique normale pour se saluer en France, mais pas en Suède où l’on privilégie le kramar, similaire au « hug » américain. Le ton est donné : Amir et Anna ont beau échanger quotidiennement à distance depuis plusieurs mois, il leur reste bien des curiosités culturelles à explorer.
« C’était un beau moment, naturel, même si on ne se comprenait pas trop ! », confie Anna. La barrière de la langue impose un rythme plutôt lent, qui laisse finalement aux deux prétendants le temps de s’apprivoiser en douceur. Néanmoins, leur premier moment romantique ne tarde pas. Ce soir-là, depuis le parvis de l’Église Oscar Fredrik, la vue sur la ville est imprenable.
Le petit joint d’herbe qu’ils fument dans un silence contemplatif et complice, les allers-retours sur Google Trad, les doigts tétanisés par le froid d’un hiver naissant, l’incongruité globale de la situation… Tout mène vers ce premier baiser, simple, annonciateur de cinq jours suspendus, comme en dehors du temps.
La séparation, après cette petite semaine de symbiose IRL, est rendue difficile par l’incertitude qui prend cette idylle naissante en tenailles. Amourette passagère ou relation durable ? La puissance des sentiments se heurte à la logistique très concrète : leur destin commun est plutôt flou. « C’était cinq jours de folie, cinq jours de paradis, mais cinq jours une fois dans ma vie », lâche Anna, pragmatique face à la montagne qui se dresse entre elle et son alter ego suédois.
Quelques semaines et des centaines de messages échangés plus tard, Amir déclare pourtant sa flamme : il l’aime et ne peut se résoudre à laisser mourir une relation qui a si bien démarrée. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour la convaincre : elle l’aime aussi, et l’invite à passer Noël en France. Ce sera dans la ferme familiale de la jeune femme, où ses proches attendent impatiemment de découvrir le bel étranger qu’elle a rencontré au détour d’une botlane.
Loin des yeux, loin du cœur
Le jeune homme s’intègre très vite aux différents cercles de sa compagne. Ses bases de français l’aident bien à s’intégrer à la famille, tandis que son aisance sociale naturelle conquiert rapidement le groupe de copains. « C’est la folie. Tout le monde le kiffe », raconte Anna, qui a encore du mal à comprendre comment celui qui balbutie trois mots dans sa langue s’intègre si rapidement dans sa vie.
Pendant quatre ans, Anna et Amir filent un amour presque parfait. Ils se voient tous les deux mois, chez l’un ou chez l’autre, tandis que la pratique du jeu cimente chaque jour un peu plus leur entente. « C’était notre rendez-vous. On était toujours en symbiose sur le jeu. On se voyait tous les jours, c’était une relation de couple normale. Je lui ai même appris à skier ! »
C’est finalement la pandémie de Covid-19 qui vient mettre le premier grain de sable dans les rouages bien huilés de leur relation. « Lui, il vivait sa vie normale, pendant que nous on vivait un enfer ici. » Les restrictions sont bien différentes dans les deux pays, mais aucun voyage « de confort » n’est possible pour les deux amants.
Une forme de lassitude s’installe pour Anna, qui n’a que ses quelques parties de LoL quotidiennes pour sortir de sa routine confinée, principalement rythmée par son travail harassant dans la ferme de ses parents. Elle passe aussi pas mal de temps à quatre kilomètres de chez elle, chez un ami. Les deux tuent le temps comme ils le peuvent. Le rapprochement est inévitable.
« C’était très dur, explique Anna. Je lui en ai parlé, et il m’a boudée pendant une semaine. J’ai aussi demandé conseil à tous mes copains. Ceux du lycée, qui connaissaient et appréciaient Amir, m’ont tous demandé de lui laisser une chance. Mais j’avais fait mon choix. Ils ont eu un peu le seum, mais ils ont compris. »
Amir, lui, a plus de mal à avaler la pilule. Conscient qu’il ne peut pas correctement plaider sa cause à l’autre bout de l’Europe, il décide d’honorer la visite qu’ils avaient planifiée ensemble, quelques semaines auparavant. Le voilà de retour à Beauvais pour Noël, alors que tout joue contre lui.
La fin de l’insouciance
« Il est venu dire au revoir à tout le monde, en espérant aussi que je revienne sur ma décision… », confie la jeune femme. Prévue pour une semaine, sa mission reconquête tourne finalement court. Anna lui achète un billet d’avion, deux jours seulement après son arrivée. Chacun doit faire son deuil. Ils ont longuement discuté, puis se sont dit au revoir, à l’aéroport, comme ils s’étaient salués la première fois.
Quatre ans se sont écoulés entre ces deux bises, comme une parenthèse dorée terminée par un terrible retour à la réalité. Trait d’union entre l’adolescence et la vie d’adulte, cette période affirme Anna comme une personne entière, aussi capable de « lâcher les plus gros rots et les plus grosses insultes » en pleine partie de LoL, d’enchaîner les journées de 12 heures ou plus à la ferme et de prendre des décisions radicales pour son avenir.
« Mon copain est agriculteur. Moi, je reprends la ferme de mon père. Nos métiers nous ont rapprochés et nous prennent beaucoup de temps aujourd’hui. League of Legends, c’est loin maintenant. J’ai plus le temps pour ça. » Même si elle s’accorde encore quelques ARAM de temps en temps – des parties condensées de LoL –, l’époque des duoQ et autres matchs classés est bel et bien révolue. Une période chérie qui lui a permis de se construire, mais désormais bien loin de ses préoccupations d’adulte.
Largement plus que la somme de ses choix, Anna n’a pas peur de mûrir. Et elle assume tout, consciente que le voyage est au moins aussi important que la destination. Si Amir a laissé « une trace indélébile » dans sa vie, la distance est désormais bien plus que physique. « On n’a plus du tout de contact aujourd’hui, il m’a bloquée sur les réseaux. » Certaines pages mettent beaucoup moins de temps à se fermer qu’à s’ouvrir.