Il se tapit dans l’ombre depuis l’aube de l’humanité. Insaisissable, il s’adapte à chaque époque, et nul ne semble s’accorder sur son apparence. Sans visage, le croque-mitaine incarne nos peurs et nos pulsions de mort, trop monstrueuses pour rester en nous. Aujourd’hui, 31 mai, c’est dans les salles obscures que le monstre réapparaît, avec une adaptation de la nouvelle culte de Stephen King, Le Croque-Mitaine.
C’est une ombre à laquelle on donne parfois quelques griffes ou des crocs acérés. Dans les ténèbres d’une forêt, au coin d’une ruelle sombre, sous le lit ou au fond du placard, elle attend, patiemment. À la seconde où la dernière étincelle de lumière s’éteindra, elle bondira, et ce sera la fin. Cette ombre, c’est celle du croque-mitaine, monstre ancestral et universel, mais pourtant bien mystérieux.
Les origines mêmes de son nom sont assez floues. « On pourrait croire que “croque” veut dire “manger”, mais ça renvoie en réalité aux crochets des croque-morts, avec lesquels ils attrapaient les morts pour éviter de les toucher », révèle Isabelle-Rachel Casta, professeure émérite de l’université d’Artois et écrivaine, spécialiste des cultures fantastiques et sérielles.
Mais “mitaine” est aussi un vieux mot pour dire “chat”, le compagnon du Diable dans les représentations médiévales
Isabelle-Rachel CastaUniversitaire, professeure émérite et écrivaine
« En revanche, “mitaine” est beaucoup plus intrigant : ça désigne en premier lieu les petits gants qui ne sont pas finis, et qui laissent penser à des doigts ayant été mangés. Cette étymologie parle donc de ce qui accroche et mange les doigts. Mais “mitaine” est aussi un vieux mot pour dire “chat”, le compagnon du Diable dans les représentations médiévales », ajoute l’universitaire. Diabolique, le croque-mitaine incarne donc avant tout l’idée d’une dévoration. Et ses mets favoris, ce sont les enfants.
Une créature à l’identité malléable
En effet, la première représentation attestée de la créature, issue de la mythologie grecque, est celle d’une femme infanticide, Lamia. Jeune humaine, elle devient l’amante de Zeus. Furieuse de jalousie, Héra, l’épouse du dieu, tue les enfants de sa rivale. Pour venger leur mort, Lamia s’attaque à tous les bambins croisant sa vue, et se transforme peu à peu en une bête hideuse.
Cette première incarnation échoue cependant à fixer une identité au prédateur. « Le croque-mitaine a ceci de frappant qu’il n’a ni forme avérée ni contenu. Longtemps, il n’a pas eu d’histoire actée ni de figure stable », confirme Isabelle-Rachel Casta. C’est bien ce qui le différencie de son cousin, l’ogre, dont la représentation plus identifiable contribue à le rendre aujourd’hui plutôt sympathique, notamment à travers le personnage de Shrek.
À lire aussi
Image errante, le croque-mitaine est, lui, reconnu selon les pays et les régions sous différentes formes et par des noms variés. Tantôt vouivre, une sorte de dragon, parfois grand méchant loup dans les forêts, souvent ombre sous le lit ou dans le placard, il est, de toute façon, noctambule.
On le nomme quelquefois en mémoire des ennemis d’un lointain passé : en Alsace, les enfants doivent prendre garde au méchant Suédois, souvenir de la guerre de Trente Ans, tandis que les petits Algériens apprennent à craindre le Bouchou, manifestation du général Bugeaud, tortionnaire notoire pendant l’invasion du pays par la France. À d’autres endroits, son patronyme est un rappel des injonctions formulées à l’égard des plus jeunes : au Québec, le Bonhomme Sept Heures ramasse, par exemple, tous ceux encore dehors après cette heure précise.
Derrière la menace du croque-mitaine, la face sombre des parents
Les identités du croque-mitaine sont en fait si nombreuses qu’il serait impossible – et très chronophage – d’en établir une liste exhaustive. Pourtant, « ces figures extrêmement composites racontent, au fond, la même histoire : si tu es un enfant, ne va pas tout seul dans des lieux isolés et dangereux, sinon tu te feras attraper et tu te feras bouffer ! », s’amuse Isabelle-Rachel Casta.
Le croque-mitaine, on le sort quand le jour se transforme en nuit, au moment du coucher
Isabelle-Rachel Casta
Qu’il soit une bête aquatique à proximité des régions maritimes ou fluviales, un monstre de glace dans les régions froides ou un animal dangereux dans les campagnes, le croque-mitaine est toujours lié à une injonction parentale vers l’enfant.
Des instructions indispensables pour ne pas risquer sa vie, mais qui traduisent aussi le désir des géniteurs d’avoir un enfant obéissant et docile. « Le croque-mitaine, on le sort quand le jour se transforme en nuit, au moment du coucher : c’est à ce moment-là que l’enfant ne doit pas déranger ses parents… Pendant qu’ils s’engagent dans une activité érotique d’adulte », révèle la professeure. La terreur devient donc une barrière infranchissable entre la chambre des parents et celle de leur progéniture.
Mais, tout de même, Isabelle-Rachel Casta s’interroge : « Qu’est-ce que c’est que ces parents qui menacent leurs petits d’être tués, lacérés, coupés en morceaux et mangés dans leur sommeil ? » En fait, outre le secret de la sexualité, le croque-mitaine représente aussi l’autre part obscure de la parentalité.
« On transfère sur cette figure mythique et monstrueuse les pulsions de mort qu’ils peuvent ressentir par rapport à leurs enfants, dévoile l’experte. On délègue à la nuit l’œuvre de châtiment et de mort que le jour rayonnant de la raison et de l’affection que l’on doit à ses enfants ne permet pas d’assumer. »
Les tueurs en série, croque-mitaines du XXIᵉ siècle
Dans l’histoire de Stephen King, adaptée au cinéma par Rob Savage, la culpabilité d’une parentalité non désirée ou insupportable s’actualise effectivement sous forme horrifique. « Cette nouvelle du maître de l’horreur a exactement 50 ans, cette année. En un demi-siècle, notre façon de considérer l’enfant et le rôle de parent a considérablement évolué, rappelle Isabelle-Rachel Casta. Certaines choses compréhensibles en 1973 seraient totalement irrecevables en 2023. »
Dans une société au sein de laquelle l’enfant est roi et où l’« éducation positive » s’impose, la figure du croque-mitaine devient plus que jamais le réceptacle de la haine enfouie du rejeton à qui on ne peut rien refuser.
Cette vision moderne risque d’altérer le roman originel dans son adaptation sur grand écran. Au début du livre, quand Lester Billings vient consulter son psychiatre, il a déjà derrière lui la mort de ses trois enfants. Les marmots auront-ils le même sort dans le film ? Il faudra se déplacer en salle obscure pour le découvrir.
Mais une chose est certaine, depuis les années 1980, les victimes des nouvelles représentations du croque-mitaine ont pris de l’âge. « Dans les slashers, on retrouve des entités armées, la plupart du temps de couteaux », indique Isabelle-Rachel Casta. Des armes tranchantes, en écho au crochet du croque-mitaine initial.
Leatherface (assassin des films Massacre à la tronçonneuse) et sa tronçonneuse, Jason Voorhees (le tueur de la saga Vendredi 13) et sa machette, Freddy Krueger et ses griffes, Candyman et son crochet, Michael Myers et Ghostface (respectivement les meurtriers des franchises Halloween et Scream) et leurs couteaux… Autant de psychopathes fictifs dans lesquels se reflète le croque-mitaine.
Opérant le plus souvent la nuit, ils lacèrent et suppriment leurs victimes. À la différence près que celles-ci ne sont plus des enfants, mais des adolescents. Une vision d’horreur un peu plus acceptable dans nos sociétés où l’enfant est, souvent, mis sur un piédestal.
L’incarnation éternelle de nos terreurs
Références horrifiques incontournables de la pop culture, les tueurs en série horrifiques personnifient aussi la créature avec leur survivance éternelle. Ces antihéros sont les protagonistes de dizaines de films, perpétuant des univers sans fin. Car on ne peut pas vaincre définitivement le monstre. « On peut endormir le croque-mitaine, le contingenter, l’enfermer… Mais il rejaillira immédiatement sous une autre forme ! », affirme Isabelle-Rachel Casta.
Insaisissable, le croque-mitaine s’adapte à chaque époque. « Il a souvent les visages des réels prédateurs de la société qui l’érige en figure imaginaire », abonde Isabelle-Rachel Casta. Abandonnant la forme de la bête sauvage au fur et à mesure de la raréfaction de la nature, la créature a tendance à prendre, dorénavant, l’aspect des horreurs urbaines. Jack l’Éventreur, croque-mitaine notoire, sévit par exemple dans une rue populaire de Londres. Et Les Griffes de la nuit, le premier long-métrage relatant les méfaits de Freddy Krueger, a lieu à Elm Street, en banlieue.
Fabriqué de l’étoffe de nos cauchemars, le croque-mitaine a bien compris que c’est maintenant la violence perpétrée par l’humanité qui nous terrifie le plus. Une peur que nous extériorisons à travers ses multiples visages, pour éviter que, de l’intérieur, ce soit elle qui ne nous dévore vraiment.