Le saviez-vous ? Un certain nombre de vos auteurs de comics américains préférés sont en réalité tout ce qu’il y a de plus britanniques. De Watchmen à The Boys en passant par Judge Dredd, l’industrie de la bande dessinée anglo-saxonne a en partie été façonnée par une génération d’auteurs issus de la contre-culture britannique… Et cela fait près de 40 ans que ça dure !
Si vous étiez un bookmaker du début des seventies, vous n’auriez certainement pas parié grand-chose sur les chances de la Grande-Bretagne de devenir le pays qui symboliserait la relève de l’industrie du comics dans les décennies à venir. Le pays était en plein déclin économique, se désintéressait assez largement du format bande dessinée et voyait ses magazines de BD produites localement comme Eagle, Valiant ou Tiger péricliter, voire complètement faire faillite les uns après les autres.
Un pays que rien ne destinait à devenir un “grand” du comics
Seules BD britanniques à surnager dans ce marasme, les BD à licence basées sur des émissions télévisées populaires comme Dr. Who ou… Sur l’actualité du football. En dehors de quelques titres destinés à un public de préadolescentes comme Diane ou Judy et de BD patriotiques de guerre, le marché local paraissait voué à disparaître lentement.
C’était sans compter sur le flair d’une fameuse petite société américaine spécialisée dans le comics de super héros, Marvel. La firme américaine réalise en 1972 le fort potentiel de ce marché de 50 millions d’habitants auprès duquel la popularité de ses personnages était jusque là relativement faible. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des lois protectionnistes vont rendre assez complexes l’importation et la diffusion de comics américains sur le sol britannique. Des réglementations progressivement assouplies, puis abolies, mais ayant assez ralenti la diffusion des comics d’outre-atlantique pour permettre de créer un marché ex-nihilo. C’est dans ce contexte que Marvel crée sa filiale anglaise : Marvel UK.
De Captain Britain aux comics underground
L’objectif de Marvel est dans un premier temps assez simple : republier ses histoires de Spider-Man, Daredevil et autres X-Men sur le marché local, avec le double avantage de ne pas avoir à créer de nouveau contenu ni à engager de frais de traduction. Le succès va être monumental auprès d’une jeune génération de lecteurs nés dans les années 1960, voyant dans cette déferlante super-héroïque un véritable vent de fraîcheur par rapport aux BD locales, perçues comme datées et ringardes.
Une véritable comics mania s’empare de l’archipel britannique, qui voit rapidement les titres de super-héros américains se multiplier sur son sol. Assez rapidement, une demande pour des histoires plus locales émerge, conduisant à la création de personnages typiquement british par Marvel. Le plus iconique d’entre eux sera sans doute Captain Britain, lancé en 1976 et pensé comme une sorte de réponse locale à un Captain America dont le décorum et les aventures étaient parfois très éloignés du vécu des jeunes Britanniques.
Les différentes filiales de Marvel, ainsi que celles de ses concurrents à l’importation d’histoires américaines, vont néanmoins finir par se heurter au fait que le marché de la consommation locale est en crise. La dégradation de plus en plus rapide de l’économie britannique, culminant avec le fameux « Hiver du mécontentement » de 1978-1979, aggrave la situation. Les titres spécifiquement lancés pour le marché anglais ne fonctionnent pas très bien, seules les réimpressions d’histoires américaines arrivant à s’écouler facilement. Ce n’est finalement pas du côté du cousin américain que viendra le salut de la scène locale du comics, mais bien de sa composante underground.
Une génération d’auteurs renouvelle le média
Au début des années 1980, alors que s’ouvrent les très dures années Thatcher et que le pays est plongé dans un chômage et une pauvreté de masse, la Grande-Bretagne voit se développer une contre-culture bouillonnante. Et la scène comics en est pleinement partie prenante. Au milieu de la musique punk, du théâtre contestataire ou des débuts du cinéma social naturaliste anglais, émergent un ensemble de publications confidentielles dans un premier temps amatrices ou associative. La scène du comics underground anglais est née !
2000 A.D, Warrior, Deadline, Crisis… Pendant une vingtaine d’années, les titres issus de la scène underground se multiplient. Adressés à un public plus âgé et dépeignant des univers dystopiques et violents, ils s’inspirent du monde réel où les perspectives de lendemains radieux semblent s’éloigner. Ces publications propulsent sur le devant de la scène une nouvelle génération d’auteurs ayant autant grandi avec les comics américains qu’avec la contre-culture des années 1960.
Bryan Talbot avec l’étrange The Adventures of Luther Arkwright, Alan Martin et Jamie Hewlett avec les très trash péripéties de Tank Girl, Pat Mills et les violentes aventures mythologiques de Sláine ou encore l’iconique justicier brutal et cynique Judge Dredd de John Wagner et Carlos Ezquerra. Les personnages issus des cerveaux bouillonnants des auteurs locaux inondent la pop culture anglosaxonne comme l’avaient fait quelques années auparavant les personnages de Stan Lee, Jack Kirby ou John Romita Jr.
Un bouillonnement de talent qui pousse, dès le début des années 1980, les principaux éditeurs américains (DC et Marvel en tête), alors en pleine crise, à débaucher certaines de ces nouvelles plumes pour les faire directement travailler pour leur propre marché. C’est le début de « l’invasion britannique ».
Les auteurs british à la rescousse du comics américain ?
Alan Moore et Dave Gibbons (Watchmen), Neil Gaiman (Sandman), Grant Morrison (Animal Man) ou encore Garth Ennis (Preacher) : dans un premier temps pour le compte de DC Comics, puis pour celui de toute l’industrie américaine, des dizaines de Britanniques et d’Irlandais déferlent sur le marché nord-américain tout au long des années 1980 et 1990. Leur patte ? Des scénarios plus sombres et plus matures, des intrigues plus travaillées, de nouveaux personnages et une capacité à dépasser les contraintes lourdes et parfois auto-imposées des auteurs américains dans une industrie en pleine crise.
En effet, la british invasion n’a sans doute pas été aussi déterminante que les communicants de DC et Marvel ont bien voulu le dire par la suite. Elle reflète avant tout la complexité de la dynamique éditoriale entre les différents espaces anglophones. Mais il n’en reste pas moins que l’industrie des comics nord-américaine avait, au début des années 1980, désespérément besoin de sang neuf et de nouvelles manières de narrer ses histoires. Les ventes s’étiolaient alors que le prix des matières premières augmentait. La popularité des personnages les plus cultes de l’industrie diminuait, et le comics entrait de plus en plus frontalement en concurrence avec d’autres genres de divertissements : le jeu de rôle, les romans de fantasy, les films d’arts martiaux, les jeux vidéo… Autant de nouvelles façons de se distraire diminuant mécaniquement le temps consacré par les lecteurs aux dernières aventures de Superman ou de Daredevil.
Au milieu des années 1980, les principaux éditeurs de comics commencent à être concurrencés par des éditeurs indépendants (Eclipse, Pacific Comics, Mirage Studio…). Pour tenter de se redresser, ils donnent de plus en plus de liberté créative à ces nouveaux scénaristes (et dans une moindre mesure, aux dessinateurs) qui ont fait leurs armes sur la scène des magazines contestataires et violents de l’Angleterre des années 1970. Certaines de leurs histoires vont profondément changer le média et le faire évoluer vers une forme de maturité éditoriale. De nombreux critiques littéraires n’ayant jamais ouvert un exemplaire de Spider-Man de leur vie reconnaissent pourtant que V pour Vendetta ou les Watchmen d’Alan Moore ont profondément changé l’histoire de la bande dessinée mondiale.
Une collaboration installée dans la durée
Les succès des auteurs britanniques vont permettre à nombre d’entre eux de faire une longue, très longue carrière dans l’industrie du comics, y compris sur des séries plus traditionnelles. Notons par exemple les nombreuses histoires écrites par Mark Millar (Kick-Ass) pour l’univers des X-Men ou des dizaines de récits signés par l’Écossais Grant Morrison dans l’univers de Batman.
Dès le début des années 2000, alors que les œuvres de ces auteurs atteignent une notoriété sans précédent en se voyant massivement adaptées à l’écran (Kick Ass, Watchmen, Constantine…), l’industrie du comics regagne ses lettres de noblesse et sa popularité auprès d’un très large public. Ces créateurs britanniques ayant façonné une partie de l’industrie depuis 15 ans atteignent une certaine notoriété. Ils se voient désormais confier de nombreux projets prestigieux (à l’image du Civil War de Mark Millar), à mesure que l’industrie du comics se mondialise.
Dans leur sillage, alors que le nombre de productions et la rapidité des communications ont à nouveau transformé l’industrie de la bande dessinée américaine, surgit une nouvelle génération de créateurs et de créatrices britanniques. Tout autant que leurs aînés, ils mettent leurs plumes au service des comics américains et continuent de faire fructifier cette relation riche en chefs-d’œuvre. C’est par exemple le cas d’Emma Vieceli, d’Adi Granov ou encore de la prolifique Tula Lotay. Quelques noms parmi des dizaines d’autres qui prouvent que la scène artistique britannique n’a pas fini de livrer certaines des meilleurs pages des comics américains dans les années à venir.