Critique

Intimités, de Katie Kitamura : le déracinement littéraire

16 février 2023
Par Sophie Benard
Le roman de Katie Kitamura, “Intimités” est sorti le 1er février 2023.
Le roman de Katie Kitamura, “Intimités” est sorti le 1er février 2023. ©Clayton Cubbit

[Rentrée littéraire 2023] Second roman de l’autrice américaine à nous parvenir en français, Intimités explore l’étrangeté des mots et le sentiment d’appartenance.

Les deux premiers romans de la journaliste et écrivaine américaine Katie Kitamura, The Longshot (2009) et Gone to the Forest (2013) ont tous deux été finalistes du New York Public Library’s Young Lions Fiction Award. Mais il a fallu attendre son troisième livre, A Separation (2017) – ou, en français, Les Pleureuses (Stock, 2017) – pour que ses œuvres traversent l’Atlantique.

Depuis sa parution aux États-Unis en 2021, Intimités a déjà conquis son public : le best-seller a figuré dans les sélections du National Book Award ; et même l’ancien président Barack Obama en a vanté la qualité et la justesse.

La narratrice d’Intimités – une jeune femme sans prénom et sans passé – vient de quitter New-York pour s’installer à La Haye, aux Pays-Bas. C’est dans cette « ville tranquille », mais « civilisée jusqu’à l’acharnement », qu’elle occupe un poste d’interprète à la Cour. Et c’est bien sûr tout naturellement que cette expatriée-interprète confrontée au pire – procès pour génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre – se questionne sur le langage et l’appartenance.

« C’était la longue maladie de mon père qui m’avait fait rester, et son issue malheureuse m’avait soudain rendue libre de partir. Sur un coup de tête, je posai ma candidature pour un poste d’interprète à la Cour, mais après mon embauche et mon déménagement à La Haye, je m’aperçus que je n’avais pas l’intention de revenir à New York, que je ne savais plus comment y être chez moi. »

Katie Kitamura
Intimités

Aucune intrigue à proprement parler ne se développe autour de ce personnage déraciné – et ultracontemporain. Car ce que poursuit Katie Kitamura, c’est surtout la sensibilité de sa narratrice, son sens aiguisé de l’observation et la profondeur de ses questionnements. Et c’est depuis les sensations et les pensées de cette femme silencieuse à la passion tranquille que s’installent peu à peu une atmosphère pesante et un sentiment de malaise.

Car, comme pour dompter une peur dont on ignore l’objet, la narratrice observe sans cesse, toujours sur le qui-vive, les lieux, les personnes qu’elle croise et les rapports de pouvoir dans lesquels elle se trouve prise. Et alors que son travail se complique au contact du procès sordide d’un ex-dictateur accusé de crimes de guerre, son rôle d’interprète la confronte aux glissements involontaires des sens et des mots.

« Cette histoire commençait à me peser de plus en plus chaque jour. Depuis le témoignage de la jeune femme, mes journées en cabine étaient devenues difficiles et je portais un nouveau regard sur mes collègues. Ils n’étaient plus vraiment ces individus bien adaptés que j’avais rencontrés à mon arrivée, mais montraient des fêlures alarmantes, une capacité à la dissociation que je n’imaginais pas supportable à long terme. »

Katie Kitamura
Intimités

Mystérieusement, sans cause apparente, les événements se superposent : son amie à La Haye, Jana, est témoin d’une agression qui se met à l’obséder. Quant à son amant Adriaan, il laisse planer autour de lui la présence de son ex-femme ; laquelle finit par hanter le quotidien de la narratrice, à la manière de la Rebecca de Daphné du Maurier.

Intimités, de Katie Kitamura, Stock, 2023.©Stock

Aussi dépassée soit-elle, la narratrice d’Intimités s’attache pourtant à ne pas se faire complice malgré elle, à ne pas consentir. Et c’est ainsi que la remarquable traduction de Céline Leroy rend justice à ce texte de haute voltige – exploration littéraire particulièrement réussie des inquiétantes étrangetés de notre contemporanéité.

Intimités, de Katie Kitamura, trad. Céline Leroy, Stock, 250 p., 20,90 €. En librairie depuis le 1er février 2023.

À lire aussi

Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste