Toute petite nation à la langue minoritaire, l’Islande est pourtant l’un des pays où l’on lit et l’on écrit le plus. Sagas, polars, dystopie, poésie… Panorama d’un patrimoine littéraire unique au monde.
La littérature islandaise a ceci de spécifique que la langue est restée essentiellement la même depuis le Moyen Âge. « Cela crée une relation particulière au patrimoine littéraire », explique Torfi Tulinius, professeur de langue et civilisation française à l’Université de Reykjavik. Ainsi, les sagas et autres récits historiques ou fictionnels écrits entre le XIIe et le XIVe siècles font-ils « en quelque sorte partie de la littérature contemporaine ». Or, ces textes, qui rendent compte des cultures européennes avant l’avènement de la chrétienté, sont d’une richesse inouïe : la très populaire Saga d’Egil, écrite dans la première moitié du XIIIe siècle, aurait par exemple inspiré Tolkien.
Si la littérature occupe une place prépondérante au sein du patrimoine culturel islandais, c’est aussi dû à son rôle crucial pendant la lutte contre la domination danoise. Elle a contribué à la conservation de la langue, de l’histoire et de l’identité du peuple islandais, qui accède finalement à son indépendance en 1944. La tradition du « déluge de livres » (jolabokaflod), selon laquelle les Islandais achètent à moindre coût quantité de livres qu’ils offriront ensuite à Noël, perdure ainsi depuis cette époque.
On l’aura compris : en Islande, les livres sont (quasi) sacrés. Le Centre islandais de littérature a justement pour objectif de faire rayonner la littérature islandaise. Financé par le gouvernement, il propose des bourses pour appuyer la traduction d’ouvrages. « Ma spécialité, explique ainsi Auður Ava Ólafsdóttir, c’est d’écrire dans une langue que personne ne comprend. Une langue marginale, minoritaire, parlée par les 350 000 habitants de l’île. Donc on dépend des traducteurs et des traductrices […]. Il faut les célébrer. »
Grande romancière au style lumineux et délicat, Auður Ava Ólafsdóttir (Rosa Candida, La Vérité sur la lumière) a commencé « comme beaucoup de femmes » à écrire sur le tard – à 38 ans. Elle remporte le Prix Médicis étranger 2019 pour Miss Islande, qui décrit la misogynie de la scène littéraire reykjavikoise des années 1960 à travers le personnage d’Hekla et sa touchante amitié avec David, un marin gay qui se rêve costumier de théâtre.
Si le nom d’Ólafsdóttir est aujourd’hui sur toutes les langues, la renommée internationale de la littérature islandaise doit aussi beaucoup à Halldór Laxness (1902-1998), prix Nobel de littérature en 1955. Auteur d’une œuvre prolifique, on le connaît surtout pour Gens indépendants (1934), saga du quotidien d’un paysan en proie aux bouleversements socio-économiques du début du XXe siècle, et La Cloche d’Islande (1943), roman historique sur fond de lutte pour l’indépendance.
La tradition des sagas continue d’influencer la littérature islandaise encore aujourd’hui. Le romancier et poète Jón Kalman Stefánsson raconte aussi bien la rudesse de la vie sur l’île volcanique (D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, 2015) que la violence inexorable du destin (Ton absence n’est que ténèbres, 2022).
Pour la chercheuse Emmanuelle Tixier du Mesnil, le polar islandais repose essentiellement sur le même principe que les sagas : tisser ses intrigues à partir de la mémoire du peuple, à l’instar d’Yrsa Sigurðardóttir (ADN, 2018, Le Trou, 2020) ou encore Arnaldur Indriðason (La Pierre du remords, 2022, Les Fantômes de Reykjavik, 2021).
Mais les auteurs islandais savent aussi s’attaquer aux enjeux de leur temps. Sjón s’intéresse ainsi à la banalité de la montée du mal dans Blond comme les blés (2022) et à la violence de l’homophobie dans Le Garçon qui n’existait pas (2016). Andri Snær Magnason imaginait, bien avant la glaçante série Black Mirror, un Roméo et Juliette dystopique sur fond de domination numérique avec LoveStar (Grand prix de l’imaginaire 2016). Sigridur Hagalin Björnsdottir signe à son tour un récit dystopique frappant avec L’Île, rappelant combien la littérature islandaise doit à ses autrices, longtemps invisibilisées. Kristín Eiríksdóttir, fille de la grande poétesse Ingibjörg Haraldsdóttir, a quant à elle remporté le Prix islandais de littérature écrite par des femmes avec La Matière du chaos (2022), récit poignant de la place des femmes dans la société et des traumatismes qu’elle engendre.