À l’occasion du mois des littératures de l’imaginaire, l’enseignante et chercheuse Anne Besson, qui vient de faire paraître un Dictionnaire du Moyen-Âge imaginaire, nous emmène dans les contrées d’un genre qui ouvre « le champ à beaucoup plus de possibles ».
Comment définiriez-vous, en quelques mots, les littératures de l’imaginaire ?
Les littératures de l’imaginaire se définissent en opposition à ce qu’elles ne sont pas, c’est-à-dire l’ensemble de la littérature qu’on pourrait dire “réaliste”. Ce qui les caractérise, plus précisément, c’est l’intervention du “surnaturel” – que ce soit sous la forme d’événements, de créatures, ou d’autres choses – qui dépasse les cadres de ce qui peut se produire à l’époque où l’œuvre est écrite. Ensuite, à l’intérieur de ce grand domaine, on distingue trois genres, qui sont la science-fiction, la fantasy et le fantastique. Ce qui distingue ces trois genres les uns des autres, c’est la façon dont est traité l’élément surnaturel.
Reprenons l’exemple bien connu du “chat qui parle”. Si, dans une fiction, un chat qui parle est présenté comme un élément tout à fait normal dans un monde donné, alors on est dans la fantasy. Si ce même chat qui parle est un extraterrestre ou une sorte de chat-mutant, alors on est dans la science-fiction, car on a une rationalisation scientifique de l’élément surnaturel. Et enfin, si le chat qui parle est envoyé par Satan ou est terrifiant pour une raison ou pour une autre, on est dans le fantastique, qui est plus tourné vers le doute, la peur, l’effroi.
Diriez-vous que, par l’accent qu’elles mettent sur l’imagination, l’invention, la création, ces littératures sont, en un sens, l’essence de toute littérature ?
Oui, on peut estimer qu’elles sont l’essence de la littérature. En réalité, bien sûr, toute littérature invente des choses qui n’existent pas ; mais, dans la littérature réaliste, on s’en tient à des choses qui pourraient exister. Les littératures de l’imaginaire, elles, ouvrent le champ à beaucoup plus de possibles.
Surtout, il faut bien se rendre compte qu’elles se rattachent en fait aux plus anciens récits de l’humanité ! Car l’imaginaire a été le seul régime d’écriture de la fiction jusqu’au XVIIIe siècle. On le voit par exemple dans les grands romans pastoraux, mais aussi dans les tragédies – celles de Corneille, de Racine – où le surnaturel ne cesse d’intervenir. Avant l’avènement de la raison, l’imaginaire était tout simplement le régime normal de la littérature.
On dirait un paradoxe : ces littératures permettent l’évasion, et sont pourtant porteuses d’une véritable actualité politique
Anne BessonEnseignante et chercheuse
Vous venez de faire paraître un Dictionnaire du Moyen-Âge imaginaire ; pourquoi, dans le foisonnement contemporain, revenir au Moyen-Âge ?
Quand on parle du “Moyen-Âge imaginaire”, il s’agit en fait d’une réinvention du Moyen Âge, notamment par les littératures de l’imaginaire. On ne parle pas des littératures médiévales, mais plutôt de la manière dont on imagine le Moyen-Âge aujourd’hui.
Depuis la fin du Moyen-Âge, c’est une période investie par l’imaginaire ; plus particulièrement depuis le XIXe siècle. C’est un moment où, en même temps que monte la Révolution industrielle, on se met à rêver à d’autres mondes, à avoir envie de s’y projeter. Et, pour inventer ces autres mondes, on se tourne vers le passé ou vers l’ailleurs. C’est ce qu’on appelle le médiévalisme, pour le passé, et l’orientalisme, pour l’ailleurs.
Et les littératures de l’imaginaire, bien sûr, s’inscrivent dans ce moment de l’histoire culturelle, ce moment où on tente de réenchanter le monde, de raconter des histoires différentes. La fantasy, justement, c’est souvent du Moyen-Âge réinventé. C’est le cas des textes de Tolkien par exemple, qui se déroulent dans des mondes néo-médiévaux. Et c’est aussi le cas des premiers récits fantastiques, des récits gothiques qui se passent dans des abbayes, dans des châteaux en ruines, etc.
Comment expliquez-vous l’apparent paradoxe entre le fait que ces littératures s’éloignent du réel, du vraisemblable, et leur grande portée politique ?
On dirait un paradoxe : ces littératures permettent l’évasion, et sont pourtant porteuses d’une véritable actualité politique. Ça s’explique parce que le rôle des fictions est toujours de permettre un décentrement par rapport à ce qu’on connaît dans une vie donnée, une ouverture des perspectives.
Contrairement à la littérature réaliste, qui évolue dans un périmètre restreint, les littératures de l’imaginaire sont de vaste ampleur et peuvent embrasser, par exemple, des récits épiques, des récits du collectif, des récits de rébellion, voire de fin du monde.
Les littératures de l’imaginaire sont aussi influencées par leur public, qui est jeune, tourné vers le futur et porté par un désir de changement. On le voit par exemple avec les fictions post-apocalyptiques, ou post crise climatique. Ces fictions-là nous alertent sur les dérives du présent pour nous inviter à y réagir.
Diriez-vous que ces littératures portent des discours politiques de gauche ?
Depuis les années 1960, la science-fiction est plutôt à gauche, oui, dans le collectif, le révolutionnaire. C’est une forme de contre-culture, proche des mouvements d’opposition, contestataire. S’y lit plutôt un progressisme libéral de gauche.
La fantasy, avec son côté “héros providentiel” a parfois pu être accusée d’être de droite, voire d’extrême-droite. Mais ça a beaucoup évolué, par l’impulsion du public privilégié par ces littératures. Tant que ce public s’est composé de jeunes hommes blancs de la classe moyenne, elles ont promu les valeurs de cette classe-là.
Le décalage politique est advenu d’une part grâce à la féminisation de ce public, mais aussi par son élargissement. Aujourd’hui, les littératures de l’imaginaire touchent un large public, qui n’est plus “de niche”. C’est ce qui explique la volonté des littératures contemporaines d’accompagner la sensibilité de leurs lecteurs et lectrices.