Entretien

Dessins, inspirations, concurrence… Issa Boun nous invite dans les coulisses du webtoon

04 octobre 2022
Par Agathe Renac
Dessins, inspirations, concurrence… Issa Boun nous invite dans les coulisses du webtoon
©Issa Boun, Webtoon

Issa Boun est l’ovni de Webtoon. L’auteur de La Dose se démarque des mangas de la plateforme avec ses gags et ses dessins singuliers. Le dessinateur nous a embarqués dans son monde de bulles, le temps d’une interview.

Sur Webtoon, votre série La Dose cumule des dizaines de millions de vues. Mais qu’est-ce que c’est, un webtoon ?

Les webtoons ont été inventés au Pays du matin calme. Les Coréens ne sont pas autant attachés au papier que nous, ils lisent beaucoup sur leur téléphone. Ils ont donc développé des BD qui se lisent sur smartphone ou tablette. La lecture est adaptée à ce support : tu lis en scrollant sur ton écran.

Certaines cases sont très grandes, et on trouve des mises en page qu’on ne verrait jamais dans une bande dessinée classique. 99,9 % des œuvres sont en couleur, et les dramas, les shojos et les shonens sont les titres qui fonctionnent le plus. Certaines œuvres, comme Solo Leveling, ont explosé sur la plateforme.

Comment expliquez-vous ce succès ?

La première explication est financière : les webtoons sont gratuits – à l’exception des Fast Pass qui permettent d’avoir les chapitres en avance, en échange de quelques euros. En plus, la bibliothèque est énorme. Le confinement a aussi contribué à ce boom.

Sur une plateforme qui propose essentiellement des mangas, vos dessins se démarquent des autres…

Je suis un peu un extraterrestre sur le Webtoon français – contrairement aux États-Unis, où les histoires en cartoon marchent bien. Je pense que mes dessins fonctionnent pour plusieurs raisons. Déjà, j’étais sur la plateforme dès le début et j’ai eu le temps de développer une communauté.

Ensuite, je propose des formats courts. Après avoir passé 10 minutes à lire 60 cases d’un shonen, les lecteurs aiment bien terminer avec un petit gag de La Dose. Les jeunes sortent de cours, reçoivent une notification dans les transports en commun et dévorent mon histoire en deux secondes.

©Issa Boun, Webtoon

Quels dessinateurs, mangakas et artistes vous ont influencé ?

Il y en a énormément ! Déjà, il faut savoir que j’ai un style particulier et j’ai fait de ma faiblesse une force. Mes dessins sont très simples, car je ne sais pas rester deux heures sur une case. Dans La Dose, les décors sont minimalistes. Il n’y a pas d’immeubles, de 3D… Parfois, il n’y a qu’une armoire ! Je privilégie avant tout le scénario. Cette simplicité me rappelle des œuvres comme Adventure Time. Celles qui m’ont marqué sont nombreuses, mais je pense surtout à Calvin et Hobbes, Akira, Slam Dunk, Dragon Ball Z, et tout ce qui passait dans Club Dorothée.

J’ai vraiment commencé à lire des BD quand je suis entré dans la section bande dessinée des Beaux-Arts. Avant, je n’en lisais pas beaucoup, car c’était trop cher. Je comprends donc parfaitement cet intérêt des jeunes pour le manga et les webtoons, moins onéreux.

Que souhaitez-vous raconter dans vos histoires ?

Ce que j’aime le plus, c’est surprendre le lecteur. Je raconte beaucoup d’histoires, et sur des thèmes très différents : je fais des gags sur des rencontres, des coiffeurs, des SDF… À un moment, je faisais beaucoup de blagues sur les machos, mais j’ai dû arrêter, car certains lecteurs les prenaient au premier degré – alors qu’au contraire, je me moquais de ces personnes. Le public de Webtoon est plutôt jeune, donc je m’interrogeais sur la manière de leur faire comprendre que c’était une blague et que je n’étais pas d’accord avec ce que disait le personnage.

Après, je parle de tout et je cherche toujours de nouveaux thèmes. Parfois, j’ouvre le dictionnaire, je prends un mot au hasard et je m’en inspire pour écrire un scénario. J’essaye de me renouveler en trouvant l’inspiration un peu partout.

©Issa Boun, Webtoon

Puisez-vous cette inspiration dans votre quotidien ?

Effectivement, certains gags sont inspirés de ma vie. Par exemple, j’aime bien embêter ma femme. Quand on discute, je lui lance une petite punchline et si je vois qu’elle rigole, je la note pour l’écrire dans une histoire. De la même manière, quand je parle avec quelqu’un et qu’une réplique percutante me vient en tête, je ne la dis pas à l’oral – ça pourrait vexer –, mais je l’écris sur mon téléphone pour en faire un gag.

Vous publiez tous les mardis, jeudis et dimanches pour votre série La Dose, et tous les samedis pour Justin bisou. Est-ce un rythme épuisant ? Il me rappelle celui des mangakas japonais, qui doivent produire beaucoup, et vite, pour être publiés dans les magazines spécialisés.

En effet, ceux qui écrivent des shojos et des shonens sur la plateforme sont confrontés à ce rythme effréné. Contrairement à moi, ils ne peuvent pas travailler sur deux webtoons à la fois, car ils font 60 cases avec des décors de fou. Je suis clairement un extraterrestre dans ce milieu. J’ai un style plus facile et mon décor se limite parfois à une petite armoire que je peux réutiliser dix fois (rires). Ça fonctionne, car je fais de l’humour et mes lecteurs ne s’arrêtent pas vraiment sur le détail de mes dessins.

©Issa Boun, Webtoon

Il faut dire que l’expérience de la BD m’avantage aussi beaucoup et me permet d’être efficace. Les dix premiers gags sont difficiles à écrire, mais, après huit ans de travail et 500 histoires, tu vas beaucoup plus vite. Il y a beaucoup de jeunes qui se lancent sur la plateforme et ils doivent apprendre tous les raccourcis, intégrer le métier… Ça prend du temps. De mon côté, je peux me permettre de produire beaucoup d’un coup et d’anticiper – j’avais par exemple six mois d’avance sur mon contrat de l’année dernière.

Mais il faut quand même avoir toutes ces idées, et vous devez en avoir plus de quatre par semaine… C’est beaucoup !

Oui, mais je fais ça depuis dix ans ! Quand j’étais aux Beaux-Arts, je publiais un gag tous les jours sur Facebook après avoir entendu que le créateur de Snoopy suivait ce rythme. Je me suis dit que ça devait être dur, alors je me suis lancé ce défi. Au début, j’avais sept personnes qui me suivaient, dont mon père, mais je n’ai rien lâché et j’ai continué. Ensuite, je suis passé à deux par jour. Aujourd’hui, je peux en écrire cinq à dix.

Y a-t-il autant de concurrence sur la plateforme que dans les magazines spécialisés ? Est-ce plus facile de se faire un nom sur Webtoon ?

Quand je suis arrivé sur la plateforme, on était très peu nombreux à faire de l’humour. Aujourd’hui, on est beaucoup plus, donc c’est plus difficile pour les nouveaux créateurs. C’est un milieu plus concurrentiel depuis quelques années. Je pense que je suis arrivé au bon moment.

J’ai réussi à me faire une place en gardant un bon rythme : je n’ai jamais fait de pause depuis mon arrivée sur Webtoon. J’ai renouvelé mon contrat pour une année supplémentaire, et il n’y aura pas d’arrêt dans mes publications. On dit toujours que la réussite est liée au travail, mais je pense qu’il y a aussi une part de chance, et j’en ai eu. Tout s’est bien calibré, je suis arrivé au bon moment, avec le bon rythme.

©Issa Boun, Webtoon

Quels sont les avantages à être publié sur la plateforme, en tant que créateur ?

Premièrement, on est rémunéré tous les mois – et ça change tout. Un dessinateur très connu qui a des contrats de fou ne verra pas la différence, mais, personnellement, ça me change la vie. Webtoon me permet aussi de gérer mon emploi du temps comme je le souhaite, et me laisse du temps pour faire autre chose. Je suis libraire à mi-temps et je travaille deux jours par semaine, je peux encore sortir…

Ce qui est super, c’est que l’auteur gagne de l’argent et le lecteur a accès à son travail gratuitement. Je n’ai pas besoin de leur vendre mes histoires. Quand je partage un lien sur Instagram, je leur dis : “Allez-y, ça va être cool”, et ils n’ont rien à dépenser pour le lire. La plateforme nous donne aussi de la visibilité, contrairement aux réseaux sociaux, où la construction d’une communauté prend du temps. En fait, ça nous apporte une vraie stabilité.

Ces publications en ligne vous permettent-elles de vivre de votre passion ?

Oui, mais il s’agit de contrats d’un an, donc on se demande toujours ce qu’il se passera l’année suivante.

Certains best-sellers de la plateforme, comme Lore Olympus, ont été publiés et vendus en librairie. Est-ce une finalité pour vous, ou préférez-vous faire vivre vos histoires sur Internet ?

Je vais sortir Zaofan, un manga de science-fiction seinen, en janvier 2023, mais j’aimerais beaucoup que mes BD sortent sur papier. Quand j’étais petit, j’allais tous les mercredis à la bibliothèque, aujourd’hui je suis libraire… Les livres ont forcément une grande place dans ma vie. Si un éditeur m’appelait et me proposait de sortir La Dose ou une autre série en format papier, je serais trop heureux. Ça permettrait de donner une deuxième vie à mes histoires. Certains lecteurs ne connaissent pas les webtoons et ce serait aussi un bon moyen pour eux d’entrer dans mon univers sur Internet.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste