Comment le numérique affecte-t-il le processus de deuil ? Quelles ambiguïtés entre la vie et la mort sont créées par Internet ? Dans le troisième et dernier volet de notre dossier sur la mort à l’heure du numérique, la sociologue Hélène Bourdeloie apporte un éclairage sur ce sujet tabou.
Hélène Bourdeloie est maîtresse de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Paris Nord et chercheuse au LabSIC. Ses recherches portent, entre autres, sur les traces numériques post-mortem et sur le deuil en ligne. En 2018, elle a publié un article intitulé : « Vivre avec les morts au temps du numérique. Recompositions, troubles & tensions ». Elle était également co-autrice en 2016 de la publication De la vie numérique des morts. Nouveaux rites, nouvelles liaisons.
Avec les appareils électroniques (ordinateurs, smartphones) et les réseaux sociaux qui contiennent des centaines de photos et de textes, c’est tout un héritage numérique, public et privé, dont les proches doivent parfois s’occuper après un décès. Quel est l’impact de toutes ces données sur le processus de deuil ?
Les données qui se multiplient à l’ère du numérique, produites de notre vivant mais aussi engendrées après notre mort, affectent le processus de deuil, qui ne peut plus se dérouler de la même façon à l’heure du tout numérique, qui est l’ère des paradoxes ; les traces ou données, aussi bien évanescentes que persistantes, déstabilisent. La gestion des multiples données post-mortem pose en effet aux ayants-droit des questions d’ordre éthique, juridique, émotionnel… et, plus simplement, logistique. Les traces sont récalcitrantes avec le numérique. Dans quelle mesure leur persistance, et d’autant plus pour des données “publiques”, exposées, pose souci à des ayants-droit qui souhaiteraient voir ces traces disparaître ?
Autre exemple, un mémorial sur Facebook peut être géré par une personne, un légataire, choisie en amont, avant la mort de la personne défunte. Dans quelle mesure la gestion d’un profil en ligne par une personne “autre” qu’un proche de la famille peut-il nuire aux proches ? Dans quelle mesure les algorithmes ou les paramètres techniques d’un dispositif peuvent-ils nuire au processus de deuil ? Je pense à l’exemple d’une mère qui me racontait la souffrance de sa fille qui ne pouvait être “amie” Facebook avec son frère, décédé avant qu’elle ne soit en âge d’avoir un compte… De façon plus prosaïque, des questions de tri se posent lorsqu’on est face à des volumes infinis de données, mais aussi de compétences techniques pour des personnes qui peuvent se retrouver démunies, qui ne savent comment sauvegarder, classer, migrer ou “capitaliser” ces données.
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Aujourd’hui, les réseaux sociaux permettent soit de supprimer le compte du défunt, soit d’en faire une page commémorative. Est-ce que ce sont de bonnes solutions selon vous ? Sinon, quelles alternatives pourraient exister ?
La transformation en pages commémoratives est une “bonne” solution pour acter la mort. Si on pense à Facebook, qui existe depuis 2005-2006, il a fallu attendre 2009 pour pouvoir transformer un compte en mémorial (compte commémoratif). Pendant plusieurs années, de nombreux comptes de personnes mortes sont restés dans un entre-deux, car, si la mort était parfois clairement annoncée pour certains comptes, pour d’autres, des ayants-droit continuaient à l’animer, en parlant au nom du défunt. Or, une telle situation, qui n’a certes pas disparu, mais qui s’amoindrit à l’heure où les pages commémoratives sont connues, trouble les frontières entre le monde des vivants et le monde des morts, rendant les frontières entre vie et mort perméables et flottantes. Lorsque le statut du mort n’est pas acté, les repères temporels et spatiaux sont bouleversés et, par là même, le processus de deuil. Les alternatives qui existent sont les cimetières virtuels, c’est-à-dire les espaces explicitement dédiés aux morts.
Est-il préférable de garder les comptes des personnes décédées sur les réseaux sociaux ou de se diriger vers ces plateformes spécialisées ?
C’est à chacun ou chacune de savoir ce qui est bon pour lui ou elle. Il est toutefois certain que dans le cas de plateformes mémorielles, dédiées à la mort, le dessein du projet est explicite ; il n’y a pas d’ambiguïté ; c’est comme pour le cimetière : on sait qu’il s’agit d’un emplacement dédié aux personnes défuntes. Cette séparation entre vivants et morts devient toutefois beaucoup plus floue avec des réseaux sociaux généralistes – sauf lorsque le compte commémoratif est “labellisé” comme tel – où on peut très vite glisser dans des situations hybrides, où les genres se mélangent et dans lesquels le statut de la personne peut être incertain, flou. Vivante pour certains et morte pour d’autres.
Internet, avec la généralisation du pseudonymat, a aussi créé une autre forme de deuil plus ambiguë : quand une personne sous pseudonyme n’est plus active, il peut être difficile pour ses amis de savoir si cette personne s’est simplement lassée ou s’il lui est arrivé quelque chose. Comment cette ambiguïté influence-t-elle le rapport à la mort ?
L’ambiguïté et les paradoxes sont au fondement de l’identité d’Internet et renforcent d’ailleurs les paradoxes liés aux ritualités funéraires, dans le rapport à l’espace-temps par exemple ou dans le fait de démarquer le mort. Dans les ritualités, on cherche à retenir le mort, mais aussi à le congédier, à lui allouer un nouveau statut. Or, le fait de développer des pseudonymes ou tout un tas de “stratégies” qui se développent avec les technologies numériques ne fait que consolider les ambivalences qui caractérisent le rapport à la mort dans notre société.
Avec l’intelligence artificielle, des entreprises promettent de donner une forme de vie éternelle à une personne décédée en utilisant ses données pour en faire un chatbot ou un avatar. Qu’en pensez-vous ?
L’intelligence artificielle nous donne effectivement l’espoir qu’il est enfin possible de transcender l’idée de finitude et qu’il sera enfin possible d’atteindre ce vœu de tous les temps, celui d’atteindre l’immortalité. Or, il y a selon moi là non seulement une chimère et une frénésie, renforcées par le développement de l’idéologie transhumaniste, mais aussi un risque pour les vivants, celui de bouleverser les relations avec leurs morts. Les risques ne sont pas seulement ontologiques ou psychologiques mais aussi éthiques (création de doubles numériques, projet de numérisation des cerveaux, etc.).
Les enjeux sont également économiques lorsqu’on sait que des start-ups font du projet d’éternité numérique un argument commercial (vendre l’immortalité). À ce stade, les psychologues du deuil pointent les souffrances d’endeuillés qui voient leur rapport aux morts se complexifier avec des dispositifs d’intelligence artificielle.