Décryptage

Assiste-t-on à la fin des mangas ?

23 juillet 2025
Par Samuel Leveque
Assiste-t-on à la fin des mangas ?
©Science Saru

Si le marché du manga a connu une contraction inédite depuis 2024, le média n’a jamais été si populaire en France. L’Éclaireur a enquêté sur cette situation pour le moins paradoxale.

Depuis quelques mois, les articles et reportages concernant l’état inquiétant du manga en France se multiplient, certains prédisant même un déclin du médium auprès du public français. Un constat étonnant, quand on sait que les sorties n’ont jamais été aussi nombreuses, que les plateformes d’animation japonaise comme Crunchyroll ou ADN cartonnent, et que la Japan Expo vient d’accueillir plus de 200 000 visiteurs. Cette situation s’explique en réalité par plusieurs facteurs et pourrait être moins grave qu’annoncée.

Des années de croissance anormale entre 2019 et 2022

Avant la pandémie de Covid, le marché du manga en France connaissait une expansion certes très rapide, mais relativement linéaire. Comme le rappelait le Journal du Japon à la fin de l’année 2020, le secteur était alors porté par les grosses ventes de séries cultes comme One Piece et l’arrivée en parallèle de nouveaux blockbusters – toujours très populaires cinq ans plus tard –, comme The Promised NeverlandJujutsu KaisenDemon Slayer ou Chainsaw Man.

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Au moment du Covid et des différents confinements en 2020 et 2021, le marché s’est brutalement emballé. Une accélération que Matthieu, libraire à Toulouse, nous décrit après l’avoir vécue aux premières loges : « Pendant un temps, les librairies étaient presque les seuls commerces culturels ouverts. On a vu une explosion des ventes à l’époque, cumulée à l’arrivée du Pass Culture pour tous les jeunes, qui pour beaucoup en ont profité pour se constituer une grosse bibliothèque de mangas. Les adolescents n’achetaient pas que ça, mais c’était une part importante de leur panier. On a même parlé de “pass manga” dans les équipes ! »

La situation était si favorable que de nombreux libraires spécialisés se sont lancés à partir de 2021, et beaucoup d’éditeurs sont apparus sur le marché. De leur côté, les acteurs déjà installés ont multiplié le nombre de titres en rayon. Marie*, qui travaillait au service distribution d’un grand éditeur à l’époque, le rappelle : « On est passé d’une dizaine de nouveautés par mois à quasiment 20. Et tout le monde a fait pareil. Le nombre de sorties est devenu impossible à suivre pour nous, pour les libraires et pour les lecteurs ! Les grosses séries se vendent toujours bien, mais pour les nouveautés, c’est très dur de se faire une place en rayon. »

De réelles difficultés depuis deux ans

Cependant, ces conditions optimales n’ont duré qu’un temps : à partir de 2022, la hausse brutale du prix des matières premières a contraint de nombreux éditeurs à augmenter leurs prix. Les dépenses consacrées à l’achat de livre ont quant à elles substantiellement baissé, passant de 13 % à 10 % du budget culture des Français entre 2020 et 2024 (source : Insee).

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Quant au fameux Pass Culture, dont le sociologue de la lecture Claude Poissenot rappelle qu’il a contribué à la « construction d’une citoyenneté commune » pour la génération des adolescents ayant vécu les confinements, il a été très sévèrement restreint en 2025. Malgré un bilan positif pour le secteur du livre, ce dernier a en effet été parfois critiqué pour son coût pour les finances publiques.

Résultat : un tassement logique des ventes est constaté depuis 2023, avec un gros décrochage en 2024 et d’assez mauvais chiffres attendus pour cette année (alors que le marché ne s’est jamais aussi bien porté au Japon). Pas de quoi couler les librairies installées depuis longtemps ou les gros éditeurs de mangas, mais une catastrophe pour les dizaines de petites boutiques spécialisées ouvertes depuis quelques années. Beaucoup ont été contraintes de mettre la clé sous la porte depuis deux ans.

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Pour autant, l’immense majorité des professionnels du livre que nous avons interrogés soulignent que si le public achète un peu moins de mangas, il est toujours aussi friand de ce type de BD. Du côté des bibliothèques, par exemple, le lectorat ne faiblit pas, notamment porté par la grande qualité des titres parus dernièrement.

Pour Albine, bibliothécaire spécialisée, très investie dans la promotion du médium auprès du public, le média est même devenu plus intergénérationnel. « Les mangas font partie des documents les plus empruntés, explique-t-elle. Les jeunes et les ados plébiscitent Blue LockSolo Leveling ou One Punch Man, mais les adultes, hommes comme femme, cherchent de la diversité. D’ailleurs, de plus en plus de parents conseillent des mangas à leurs enfants. On voit aussi beaucoup de séries plus courtes arriver sur le marché, surtout du côté des shōnens. Pour les bibliothécaires, c’est super, on s’inquiète moins de la place. »

Même son de cloche du côté des professeurs documentalistes, responsable des fonds documentaires des collèges et des lycées. Nock, un passionné du genre et auteur du podcast La Sigla Completa, qui exerce dans un lycée brestois, affirme qu’il ne voit ni augmentation ni diminution de l’engouement chez les lycéens.

« Ils lisent beaucoup moins que les collégiens en général, mais ils plébiscitent énormément le format animé, particulièrement par les abonnements à des plateformes familiales comme Netflix, assure-t-il. Il y a aussi une évolution importante avec l’arrivée de la lecture numérique et des webtoons, très prisés par ce lectorat ! »

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En poste dans un collège parisien, Hermine estime que les mangas sont un véritable moteur de son CDI : « Ils sont les documents les plus empruntés, que ce soit par les filles ou les garçons. Ils demandent où citent des titres très connus, comme One PieceBlue Lock ou Spy x Family. Mais comme j’ai un fonds documentaire et un budget limités, je n’achète que des séries courtes, et donc souvent des titres peu connus du grand public. Ça pousse les élèves à “sortir de leur zone de confort” et, pour le moment, ça se passe très bien. Ils font preuve de curiosité et certains demandent des conseils. »

L’éclatement d’une bulle économique avant un retour à la normale ? 

Pour Marie, la situation tient davantage à « la fin d’une anomalie qui ne pouvait pas durer » qu’à un hypothétique écroulement du marché. Comme le souligne régulièrement l’équipe de l’émission Top Mangacollec, les chiffres de vente des mangas sont simplement revenus à leur niveau pré-Covid, ne bénéficiant plus du double effet confinement/Pass Culture.

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Une tendance confirmée par les pouvoirs publics, l’Arcom ayant récemment souligné dans un rapport que, malgré la contraction des ventes, la « culture manga » n’a jamais été aussi populaire, diffusée et appréciée en France. Près de la moitié des Français interrogés consomment désormais des BD japonaises et des anime au moins de manière occasionnelle, ce qui est un record par rapport à toutes les études précédentes.

Une longue enquête d’Antoine Oury pour le site Actualitté détaille avec minutie ce paradoxe d’un média très populaire, mais victime d’une crise suite à l’éclatement d’une bulle économique ayant grossi trop vite. Depuis sa librairie, Matthieu pointe aussi la part grandissante du marché de l’occasion, moins onéreux pour le public et alimenté par la forte hausse des titres neufs vendus ces dernières années.

« La place sur les étagères n’est pas infinie, avance-t-il. Plus de ventes, ça veut aussi dire plus de reventes, et donc plus de livres d’occasion sur le marché. Ce n’est pas pour rien que de nombreuses enseignes ont ouvert un rayon “occase” depuis deux ans ! » Une situation qui profite à certains libraires, mais pas aux auteurs ni aux éditeurs.

Néanmoins, l’ensemble des professionnels interrogés sont formels : non, ce n’est pas « la fin du manga » en France, surtout pas alors que Oshi no KoSpy x FamilyFrieren et Les carnets de l’apothicaire cartonnent en papier comme dans leurs versions animées. En revanche, tous s’accordent également à dire que la crise actuelle n’est pas finie et que le « retour à la normale » du secteur risque de prendre du temps.

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« Le constat général, c’est qu’en ce moment, la profession est dépassée par cette surproduction », confie Nock. Le sentiment de crouler sous les parutions alors que le nombre de lecteurs n’augmente plus beaucoup s’accentue avec l’arrivée de nouveaux acteurs. Alors que le marché est de plus en plus compétitif et que les pratiques de lectures évoluent, il faudra donc encore vraisemblablement encore un peu de temps avant de retrouver la stabilité de la période 2014-2019.

*Le prénom a été modifié

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