Elle a trainé dans tous les salons du monde, dans les voitures, dans les poches avant des sacs Eastpak et dans le fond des salles de classe, le tout en encaissant des chocs inimaginables et en servant de point d’équilibre dans les conflits familiaux. La Game Boy, son écran verdâtre, ses boutons violets et ses quatre énormes piles LR6 n’est pas seulement un objet marquant pour une génération, mais bien un objet culte dans l’histoire d’une industrie.
Connaissez-vous l’histoire des innovations tech les plus emblématiques ? Chaque produit culte porte son lot d’anecdotes aussi riches que passionnantes et ces succes story (ou pas) vous sont racontées par L’Éclaireur Fnac.
Année de sortie : 1989
Marque : Nintendo
Nom commercial : Game Boy
Type de produit: console portable
Personnages clés : Gunpei Yokoi, Satoru Okada
Les prémices du projet
Pour comprendre comment la Game Boy est née, il ne suffit pas de se plonger dans l’histoire de Nintendo et de ses légendes. Le contexte industriel du début des années 50 permet à de nombreuses technologies de voir le jour, dans un laps de temps très court. En moins de vingt ans, trois inventions successives vont voir le jour, toutes décisives pour la construction de la future console portable de Nintendo : l’invention du transistor en 1954, celle du circuit intégré en 1958 et enfin, l’invention du microprocesseur en 1971. D’ailleurs, le troisième microprocesseur de l’histoire, le 8080 produit par Intel en 1974, se retrouvera dans la Game Boy, dans une version légèrement bidouillée par les ingénieurs de Nintendo.
Du transistor à Gunpei Yokoi
Sans ces trois innovations majeures, il n’est pas certain que celui que l’on considère aujourd’hui comme l’un des plus grands génies créatifs de l’histoire de Nintendo ait connu la même carrière. Gunpei Yokoi est embauché par Nintendo en 1965 en tant qu’agent de maintenance. A cette époque, la marque japonaise est connue pour ses cartes à jouer, et ses lignes de production ont besoin d’être entretenues par des mécaniciens. A peine un an après l’arrivée de Gunpei Yokoi dans l’entreprise, le grand patron, Hiroshi Yamauchi, petit-fils du fondateur Fusajiro Yamauchi, se rend dans l’usine de production de carte pour une visite de routine.
Et alors qu’il passe saluer les employés, il découvre un petit jouet qui attire son attention. Il s’agit d’une simple main télescopique, qui permet d’attraper un objet à distance, qui avait été bricolée par Gunpei Yokoi pendant les temps de pause. Le jeune agent de maintenance se retrouve convoqué par la direction, et est évidemment convaincu qu’il va se faire renvoyer pour avoir délaissé son travail pour une autre occupation.
Vous l’aurez deviné, Gunpei Yokoi ne reviendra jamais à la maintenance de lignes de production de cartes. Non pas parce qu’il a été licencié, mais bien parce qu’il a été nommé à la tête d’un nouveau département destiné à la création de jouets pour enfant, avec pour première mission la commercialisation de sa main télescopique. L’Ultra-Hand rencontrera un petit succès, tout comme le Laser Clay Shooting System, un petit pistolet en plastique qui permet d’équiper les bornes d’arcade et de tirer directement sur l’écran, une autre invention de Gunpei Yokoi.
La Game&Watch
Fort de ses succès, Gunpei Yokoi commence à prendre une place de plus en plus importante chez Nintendo, jusqu’à se retrouver à accompagner le président de l’entreprise en déplacement. Et alors que les deux hommes s’ennuient dans un long voyage en train, Gunpei Yokoi décide de parler à son patron d’une idée qu’il a justement eu récemment en remarquant un employé s’amuser sur sa calculatrice électronique pour faire passer le temps à bord d’un train. Il imagine au départ un petit casse-tête électronique qui fonctionnerait sur le même type d’écran que les calculatrices. Pour l’aider à aller plus loin, Yamauchi met son employé en contact avec Sharp, l’entreprise leader mondial sur le marché de l’écran à calculatrice.
A cette époque, le concept de console portable existe déjà, avec la Microvision de Milton Bradley, qui permettait même de changer une cartouche pour jouer à un jeu différent. Mais la technologie de la fin des années 70 étant ce qu’elle était, la Microvision était bien trop volumineuse pour être embarquée partout. Gunpei Yokoi le sait, il a besoin de construire une machine bien plus petite, pour qu’elle puisse tenir dans la poche d’un employé de bureau, et aussi qu’elle puisse être utilisée en toute discrétion…
Lorsqu’il se rend chez Sharp pour exposer son projet, ses demandes paraissent trop ambitieuses à l’entreprise, qui écoute poliment sans trop y croire. Il faut dire qu’à ce moment-là, les recherches en matière d’écrans patinent, et Sharp se retrouve en danger économiquement. Mais Gunpei Yokoi et son bras droit Satoru Okada ont la bonne idée de repartir du rendez-vous sans embarquer avec eux le petit prototype qu’ils avaient emmené. Un « oubli » qui trainera dans les bureaux de Sharp, et qui finira par attirer la curiosité des employés. En quelques jours, tous les employés de Sharp s’arrachent le prototype de Nintendo pour y jouer, et Sharp décide finalement de se lancer dans le projet.
Alors que le reste du monde a abandonné la recherche en matière d’écrans à cristaux liquides, Sharp parvient à la faire avancer pour développer le projet de Nintendo. Et il est probable que les écrans LCD qu’on utilise aujourd’hui partout ne seraient pas arrivés aussi vite sur le marché sans la création de ce qui deviendra la Game&Watch. Pour cette petite machine, Gunpei Yokoi livrera au monde l’une de ses autres inventions les plus brillantes, à savoir la croix directionnelle, que l’on retrouve encore aujourd’hui sur l’intégralité des consoles de jeux.
En 1980, le premier modèle de Game&Watch est commercialisé. Il en sortira finalement 59 modèles différents en une dizaine d’années, puisque chaque modèle ne proposait qu’un seul et unique jeu (en plus d’une montre), pour 43,4 millions de ventes. Un succès mondial, qui finira de convaincre Nintendo de se lancer corps et âme dans la production d’une véritable console portable, alors qu’il a déjà conquis les salons avec sa Famicom (NES).
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« La pensée latérale des technologies désuètes »
Si Gunpei Yokoi était considéré comme un génie créatif et comme un excellent bricoleur, il était loin d’être un excellent ingénieur, à la pointe des dernières technologies. C’est d’ailleurs le fondement de sa philosophie, qu’il résume avec ce fameux titre, « la pensée latérale des technologies désuètes ». Il avait compris qu’une fois qu’une technologie était arrivée à maturité, son prix baissait considérablement. De quoi permettre leur utilisation dans d’autres domaines à fort potentiel. Son exemple favori est celui du Walkman de Sony, qui s’est vendu à près de 400 millions d’exemplaires alors même que la technologie qu’il embarquait était à la portée de toutes les entreprises du monde.
Alors que les ventes de Game&Watch commencent à fléchir, Gunpei Yokoi se lance dans le projet d’une véritable console portable multisoft, c’est-à-dire capable de supporter des jeux différents en fonction de la cartouche. Pour rester en ligne avec sa philosophie et aussi avec son idée première au moment de créer la Game&Watch, Gunpei Yokoi fixe trois priorités à ses équipes. La console devra être facile à transporter et robuste, pas chère et avec une bien meilleure autonomie que ses concurrentes.
Dès le départ donc, l’idée de l’écran monochrome, qui a été le plus gros reproche fait à la Game Boy au moment de sa sortie, est acté afin de garantir à la fois le prix bas de la machine, et une bonne autonomie. Mais au sein de l’équipe de Gunpei Yokoi, certains ont une autre vision, et notamment son bras droit, Satoru Okada, un brillant ingénieur, qui veut en faire le pendant portable de la Super Famicom (SNES) alors en conception chez Nintendo. Il se rapproche donc de l’entreprise Ricoh, dont le processeur équipe déjà la Famicom (NES).
Problème, lorsque les intentions de Satoru Okada arrivent aux oreilles des équipes en charge du développement de la Super Famicom, un conflit interne éclate. Nintendo craint que Ricoh n’ait pas les ressources nécessaires pour gérer la production d’un processeur pour sa Super Famicom et pour sa console portable en même temps, et que la console de salon se retrouve impactée. Gunpei Yokoi, furieux à l’idée que son fidèle associé n’ait pas respecté sa volonté de conserver une console portable à bas prix, reprend le projet en main, et annule la collaboration avec Ricoh. La console portable sera équipée du fameux 8080 de Intel, malgré ses performances très inférieures à celui de Ricoh, et d’un écran Sharp, malgré sa piètre qualité.
De quoi garantir à la machine de rester accessible au plus grand nombre, ce qui était le but premier. Déçu, Satoru Okada aura néanmoins une importance capitale dans le développement de la console, puisque c’est lui qui parvient à modifier le processeur pour que l’expérience de jeu soit meilleure, et que le développement des jeux soit bien plus accessible pour les studios. Dans le même temps, il invente le câble link, qui a permis à des générations de s’affronter sur Tetris dans des parties endiablées et qui a aussi permis à un certain Satoshi Tajiri d’avoir une idée d’un jeu où l’on s’échange de petits monstres de poche, qui finira par rapporter quelques dollars…
Le 1er juin 1988, le nom Game Boy est choisi par Gunpei Yokoi pour la nouvelle console portable de Nintendo. Et lorsqu’on lui fait remarquer que le nom ne veut strictement rien dire, il répond, selon la légende : « Et Walkman, ça veut dire quoi ? ». La Game Boy sortira officiellement le 21 avril 1989 au Japon, puis en septembre 1990 en Europe. En cumulant la Game Boy et sa petite sœur, la Game Boy Color, Nintendo atteindra le chiffre hallucinant de 118,6 millions de ventes, malgré de mauvaises critiques de la presse de l’époque qui juge le produit trop en retard technologiquement. Une pensée qui manquait visiblement de latéralité.
Les évolutions successives
Après un succès pareil, la Game Boy a évidemment eu droit à un très grand nombre d’évolutions, à commencer par la Game Boy Color, qui arrivera en 1998 après les Game Boy Pocket et Light, qui avaient déjà bien réduit la taille de la bête. L’arrivée de l’écran couleur, mais aussi de la franchise Pokémon, font exploser les ventes et encouragent Nintendo à poursuivre dans le monde des consoles portables.
Viendront ensuite les Game Boy Advance, puis Advance SP qui introduisait pour la première fois un écran rétroéclairé qui permettait de jouer dans le noir, le rêve de beaucoup d’enfants qui jouaient sous la couette à l’abri des regards. En 2004, la Nintendo DS, équipée de deux écrans dont l’un est tactile, fera un carton monumental et s’installera juste derrière la PS2 de Sony au classement des consoles les plus vendues de tous les temps, avec 154 millions d’exemplaires. La Nintendo 3DS arrivera en 2011, et il faudra attendre le terrible échec de la Wii U en 2012 pour que Nintendo décide de créer la première console hybride, c’est-à-dire à la fois portable et « de salon », avec la Nintendo Switch en 2017. A l’heure où sont écrites ces lignes, la barre des 130 millions de Switch vendues a été franchie, pour plus d’un milliard de jeux vendus, malgré un retard technologique très important face à la concurrence. Gunpei Yokoi, tragiquement décédé en 1996 dans un accident de la route quelques mois seulement après son départ de Nintendo, aurait certainement été fier.