Avec son titre aguicheur et son mode narratif dans l’air du temps, le premier vrai roman du Canadien Iain Reid n’aurait pu être qu’un énième thriller psychologique de plus avec suspense calibré et drame inéluctable à la clé. C’est pourtant loin des clichés et des routes balisées que Je sens grandir ma peur exprime sa vraie nature : celle d’un roman imprévisible et inconfortable édifié sur un tas d’idées noires.
L’art du « je »
Précédé d’une flatteuse réputation pour deux non-fictions primées en Amérique du Nord mais inédites en France, Iain Reid choisit étonnamment le thriller pour faire ses grands débuts dans la fiction. De ses deux reportages romancés précédents qui n’ont strictement rien à voir avec la peur, le suspense ou la noirceur de l’âme – le premier narre par le menu son retour à la ferme familiale quand le second explore un moment de partage transgénérationnel avec sa grand-mère – il garde pourtant une aisance certaine du « je » narratif dont bénéficie Je sens grandir ma peur. L’expérience littéraire acquise lui permet alors de faire sonner juste toutes les nuances du récit introspectif et angoissé d’une jeune femme en route pour rencontrer les parents de son fiancé. Ponctué par d’inquiétants appels anonymes émis depuis son propre numéro de téléphone et tendu par le comportement insondable de son petit ami, son voyage crépusculaire et enneigé se poursuit par un repas d’une effrayante étrangeté avant de sombrer dans un cauchemar sans retour. Des messages sonnant comme de sinistres mises en garde, un amant surdoué mais pas très net, ses parents visiblement perturbés par un épouvantable secret et une série d’événements surréalistes… Dès les premières lignes, on perçoit que quelque chose ne tourne pas rond. Chaque mot devenant un foyer d’angoisse diffuse et impalpable menant la narration de plus en plus chaotique vers un climax terminal d’une tristesse mortifère. Avec son onirisme dépressif et son étrangeté permanente, Je sens grandir ma peur est un road trip cauchemardesque qui ne pouvait laisser insensible un réalisateur comme Charlie Kaufman, qui vient de l’adapter pour Netflix.
Une narratrice louche
À travers les méandres d’un récit à la première personne collant à l’état d’anxiété extrême d’une jeune femme soumise à l’effet combiné de ses démons intérieurs et de l’hostilité irrationnelle d’improbables éléments extérieurs, Iain Reid porte le principe du « narrateur non fiable » à son paroxysme. Entre un parfait dosage dans l’altération progressive de la réalité et une convergence finale des temporalités habilement orchestrée, il donne sa meilleure expression à un procédé littéraire très prisé, mais parfois mal maîtrisé, par de nombreux auteurs de thrillers d’aujourd’hui adeptes du brouillage de pistes (jusqu’à ce fameux point de bascule où la réalité objective du scénario doit finalement reprendre ses droits pour préparer le lecteur à la révélation finale).
Thriller en trompe-l’œil, ce premier roman inclassable et sans intrigue racontable est avant tout un enchainement d’émotions fortes et de questionnements existentiels censé nous mener par malaises successifs vers une implacable tragédie. Déroutant, angoissant, effrayant… en deux centaines de pages sans fioritures ni temps morts, Je sens grandir ma peur porte assurément son titre comme un gant.
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Traduit de l’anglais par Valérie Malfoy
Parution le 12 avril 2018 – 208 pages
Je sens grandir ma peur, Ian Reid (Presses de la Cité) sur Fnac.com