Denis Robert a donné 15 ans de sa vie, à vivre au rythme des rebondissements multiples « des » affaires Clearstream. Deux heures, c’est la durée du film qu’en a tiré Vincent Garenq. Nous les avons rencontrés tous les deux pendant 15 minutes…
Denis Robert, je vais modifier un tout petit peu le dialogue d’ouverture du film : « Si j’avais su en me lançant dans cette enquête… que ça en deviendrait un film 15 ans plus tard… »
Denis Robert : …Eh bien je l’aurais fait (rires). En fait cette phrase d’introduction est une formule qui résume à peu près la difficulté que j’ai eu à enquêter. Si on fait un bilan, il y a évidemment des choses positives parce que ça a permis l’éviction du PDG de cette multinationale (Clearstream, ndlr), l’enquête a informé les gens, les livres ont fait leur travail, puis il y a eu la bande dessinée… À présent le film décuple encore l’impact des précédents ouvrages. Mais au bilan négatif, il y a quand même dix années de ma vie : les huissiers à la maison, cette menace en permanence, les papiers qui ont été écrits sur moi dans la presse qui n’étaient pas très agréables, plein de mensonges et de fiel. Il fallait résister à tout ça. J’ai sans doute perdu deux ou trois illusions, un peu de légèreté, mais j’ai gagné autre chose. Nos vies à tous sont différentes et sans doute que c’était mon destin de me cogner à Clearstream.
Vincent Garenq, à quel moment l’idée de faire ce film s’est imposée à vous ?
Vincent Garenq : Je voulais depuis longtemps faire un film sur la finance. Quand je suis tombé sur les livres de Denis, je les ai tous lus : La boite noire, Révélation$, Pendant les affaires les affaires continuent, et je les aime beaucoup. Denis écrit bien, j’aime son style, j’aime l’univers qu’il décrit, ses thématiques. Et comme j’aimais aussi le personnage, je me suis retrouvé à vouloir raconter son histoire. Et puis à partir de son enquête sur Clearstream, on tire sur le fil et on se retrouve avec ces histoires un peu compliquées, avec plein d’arborescences. Le parcours de Denis nous fait aussi croiser Van Ruymbeke et lui aussi, j’étais très content de l’introduire dans le film. J’avais là l’opportunité de raconter des histoires qui avaient du sens, un fond, qui sont les difficultés pour un juge d’enquêter sur la finance, des histoires de contrats d’armement, tout ça transitant par les paradis fiscaux, de vraies histoires contemporaines.
Présumé Coupable et L’Enquête sont deux films très différents mais contiennent des similitudes : une affaire de société avec en son cœur un homme malmené. D’ailleurs vos deux films s’ouvrent sur une scène identique, avec la police qui débarque au domicile du personnage principal. Pourquoi ?
V.G. : Ce n’est pas moi qui décide, c’est l’histoire de Denis qui commande. Cette scène d’arrestation était à l’origine située au début du film, par la suite je l’avais retirée. Au montage, elle m’est revenue avec fulgurance parce qu’elle raconte tout, elle donne de l’unité au film. Il y a une autre similitude aussi avec Présumé Coupable, dont je n’étais absolument pas conscient, c’est que ces films mettent en scène deux grands menteurs : madame Badaoui dans l’affaire Marécaux et Imad Lahoud dans l’affaire Clearstream.
Pourquoi avoir choisi de faire de L’Enquête un thriller politique plutôt qu’un drame humain comme dans Présumé Coupable ?
V.G. : C’est intéressant ce que vous dites parce qu’à un moment, durant l’écriture du scénario, j’étais en panne. J’étais exclusivement sur l’histoire de Denis et je n’y arrivais pas parce que je me cantonnais à Clearstream. Mon coscénariste, Stéphane Cabel, m’a aidé à comprendre que je ne pourrais pas faire comme dans Présumé Coupable, que je ne réussirais pas à raconter cette histoire du seul point de vue de Denis. Il m’a ouvert les yeux, j’ai eu le déclic, et en un mois et demi le scénario était fini. Alors effectivement, ça donne un autre style de film.
Je crois savoir qu’il y avait eu d’autres projets d’adaptations cinématographiques auparavant, enfin au moins un, adapté de La Boite Noire, écrit par les scénaristes Alexandre Charlot et Franck Magnier, et que devait réaliser Éric Valette…
D.R. : Oui, en effet. Mais ils n’ont pas réussi à trouver la bonne formule pour le scénario. La production voulait que mon personnage devienne une femme, c’était Audrey Tautou qui devait jouer mon rôle. C’est très intéressant d’ailleurs de voir les deux démarches car au départ c’était une fiction du réel, avec les vrais noms, et puis à un moment donné les scénaristes ont décidé d’en faire une œuvre de fiction. Donc le personnage masculin est devenu féminin, elle n’était plus journaliste à Libé mais à Point de Vue Images du Jour… Ils n’ont pas compris qu’il ne fallait pas dénaturer l’histoire à ce point. En détruisant le réel ils ont détruit l’impact que pouvait avoir le film. Ça devenait invraisemblable. Même si Franck et Alex sont des scénaristes talentueux et de bons réalisateurs, ils n’y sont pas parvenus.
Denis, cette affaire tentaculaire, qui au départ n’était qu’une enquête journalistique, a pris des proportions surréalistes et a profondément marqué votre vie personnelle. Avec le recul, quel sentiment vous laisse toute cette expérience ?
D.R. : Je n’éprouve aucune rancœur, aucune colère, aucune rage, aucun sentiment de vengeance ou de revanche. J’ai plutôt de la fierté, l’impression d’avoir tenu bon. Donc ça m’a renforcé. Les seuls regrets que je peux avoir, c’est que durant ce long laps de temps j’aurais pu écrire d’autres livres. Parce qu’avant Clearstream j’existais peut-être mieux, en tout cas différemment, j’avais moins de problèmes d’argent. Mes romans étaient chroniqués dans les pages littéraires des journaux. J’avais quitté Libé, je vivais dans un relatif confort intellectuel et littéraire, c’est ce qui m’animait et Clearstream est venu casser tout ça.
Denis, à la vision du film, quelle est la scène qui vous a paru la plus juste par rapport à ce que vous avez vécu, qui vous a le plus touché ?
D.R. : Bizarrement elle est juste mais elle est fausse. La scène qui m’a le plus ému, c’est celle de l’engueulade à table, entre Gilles Lellouche et sa femme (interprétée par Florence Loiret Caille, ndlr). Parce que des moments de tension comme celui-là, il y en a eu beaucoup. Je ne réagis pas exactement comme Gilles, je suis moins volcanique et dans la vraie vie ma femme est différente, mais en même temps il y a une telle justesse dans tout ça. Et cette scène-là dit tellement la complexité, la difficulté de vivre avec ça et montre tout ce que j’ai pu faire subir à mes proches.
Ce doit être étrange d’assister dans un même film à des scènes que vous avez personnellement vécues et d’autres qui sont par définition fantasmées, puisque vous n’en étiez pas le témoin direct.
D.R. : Ce n’est pas fantasmé.
Non mais fantasmé dans le sens où vous n’avez pas été témoin directement de ses conversations…
D.R. : Mais on sait qu’elles ont existé. Je n’en ai pas été témoin, mais tout est consigné dans des procès-verbaux. On sait très bien par exemple que trois semaines après sa sortie de prison, ce qui est quand même assez dément, Imad Lahoud, qui était quand même impliqué dans une affaire d’escroquerie avec le fonds Voltaire, est allé diner chez Tante Marguerite à Paris avec les trois principaux pontes des services secrets français. Et les trois s’en sont expliqués sur PV. On sait que Imad Lahoud leur a fait croire que Ben Laden s’était rasé la barbe et vivait au Liban en costume trois pièces. Et c’est extraordinaire quoi, on voudrait inventer ça au cinéma qu’on n’y arriverait pas ! Donc toutes les scènes, on va dire celles en parallèles, sont justes. D’ailleurs à la seconde où on aurait enfreint la loi ou dit des choses fausses, le film serait interdit. Il y aurait des plaintes pour atteinte à l’image ou des choses comme ça. Or ce n’est pas le cas. Ce qui est extraordinaire dans ce film, contrairement à des tas d’autres films, c’est que les vrais noms sont là : les types s’appellent Denis Robert, André Lussi, la boite s’appelle Clearstream…
Alors justement, c’est le sujet de ma dernière question… J’aimerais qu’on parle d’un personnage, qu’on a beaucoup vu récemment dans les médias, qui est présent dans le film, qu’on reconnait, mais dont le nom n’est pas cité : c’est l’avocat Richard Malka. C’est sans doute l’homme qui a le plus atteint à votre réputation de journaliste, et qui pourtant s’est présenté récemment comme LE défenseur de la liberté d’expression. Est-ce que ce paradoxe n’est finalement pas à l’image de la schizophrénie dans laquelle notre société est plongée ?
V.G. : Moi je n’ai pas voulu raconter l’histoire de Malka, je voulais raconter la grande histoire. On en a souvent parlé avec Denis et pour moi la grande histoire c’est la difficulté d’enquêter sur Clearstream, sur les frégates. À un moment, l’histoire avec Edwy Plénel était développée dans le film, on a tourné les scènes mais on les a coupées au montage car ça correspond à des petits trucs parisiens. Il y a une médiocrité là-dedans, aussi bien en ce qui concerne Plénel que Malka, c’est très parisianiste, et moi je n’avais pas envie de raconter ça. Le film n’est pas un règlement de compte, j’espère au moins qu’ils salueront ça. Ceux qui ont envie de les reconnaitre les reconnaitront, mais moi je n’avais pas envie de parler d’eux, tout simplement.
D.R. : Pour en revenir à Malka, lui sait très bien ce qu’il a fait et moi je sais très bien ce qu’il a fait. Je pense qu’il a été un peu plus loin que les règles de l’éthique d’avocat l’y autorisent. Après, chacun fait comme il peut avec sa conscience. Et quand je l’ai vu réapparaitre à la télévision, j’ai assisté à ça avec un peu de désespérance. Mais la vérité prend du temps. Et peut-être qu’un jour ou l’autre les gens comprendront qui il est, ce qu’il a fait. Moi j’écris des livres, et il y a maintenant ce film qui existe.
Propos recueillis par Piéric Guillomeau le 4 février 2015.
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