Critique

Les Affamés et Boys of the Dead : des zombies et des hommes

10 février 2022
Par Thomas Laborde
“Boys of the Dead”, one-shot sombre, met en scène des hommes qui s’aiment et s’entretuent, mais qui, parfois aussi, se déterrent.
“Boys of the Dead”, one-shot sombre, met en scène des hommes qui s’aiment et s’entretuent, mais qui, parfois aussi, se déterrent. ©Éditions Akata/Douji Tomita

Deux mangas avec des zombies sortent ce 10 février. Les infectés y sont conscients, amoureux, en couple. Le monde autour, cruel, a perdu toute morale. Deux créations vertigineuses tantôt drôles, tantôt d’une noirceur stupéfiante.

L’appétit pour la chair humaine est immuable. Un corps en décomposition, aussi, la base. Pour le reste, les deux mangas Boys of the Dead et Les Affamés proposent un nouveau regard passionnant sur les zombies, avec des approches déjà parfois observées au cinéma ou dans les séries. Ici, ils cogitent, aiment, se disputent, respectent l’humain ou le manipulent. Le bouffent, beaucoup, oui, évidemment. Mais ils parlent, communiquent, s’expriment aussi… Pour certains d’entre eux. La plupart sont juste des corps abimés, putréfiés, qui errent en quête d’un mollet à croquer.

©Éditions Akata/Douji Tomita

Deux créations en tout point différentes dans leur style. Plutôt classique pour Les Affamés, plus singulier, plus crado et à-propos pour Boys of the Dead. Le premier suit une chronologie logique, le second recoupe des histoires à différents moments de la crise. Leur format : une série et un one-shot. Pourtant, ils regardent dans la même direction. Dans la pop culture, le zombie a toujours été la métaphore d’un humain assoiffé de consommation, obsédé par le fait de dépenser et de s’empiffrer, au détriment de toute conscience, dépourvu de tout libre arbitre. Sauf que nos héros du jour ont conservé suffisamment d’humanité pour encore plus questionner la nôtre. Au menu : dépendance alimentaire et sexualité.

Faim dans le monde et couples mixtes

Wataru, le héros des Affamés (toute première série du mangaka Kunitaro Tomoyasu), était un jeune homme discret, effacé, peu intégré… Jusqu’à être considéré comme un sous-homme du fait de son manque d’ambition et, avant tout, à cause de son infertilité. On le découvre déjà à moitié zombie. Il n’a jamais été complètement contaminé, alors qu’une grande majorité des humains ont disparu et que les infectés, de ce fait, crèvent la dalle. Infectés baptisés « cadavres ambulants » : cadavres, soit morts, ambulants, soit marchant… Eh oui, des walking dead.

Les Affamés, malgré une structure et un dessin classiques, offre un regard inédit sur la condition de zombie.©Éditions Akata/Kunitaro Tomoyasu

Wataru s’est mis en tête de résoudre le problème de la faim dans le monde. Il va trouver des humains, les faire s’accoupler et élever tout un bestiaire. De l’intensif pour faire croquer ses congénères, la cervelle trop rongée pour réfléchir à quoi que ce soit. Un bon plan, jusqu’à ce que notre missionnaire, costard ajusté, coupe iroquoise soignée et dents taillées en pointe par les os humains qu’il a rongés (durant un court temps d’opulence), ne tombe sur une survivante, Tachibana, son amour de jeunesse.

Un plan et une rencontre qui donnent à notre mort un appétit pour la vie inédit. Non sans compter sur la cruauté exacerbée par la situation post-apocalyptique. C’est rare d’avoir le point de vue d’un zombie. D’habitude, ils n’en ont pas vraiment. Un parti pris qui rappelle le film Warm Bodies. Nicholas Hoult y jouait un zombie flingué, certes, mais amoureux.

Névroses des vivants et pulsions des morts

Boys of the Dead est bien plus sombre, plus désillusionné, plus tranchant. Le trait de son auteur, Douji Tomita, connu pour la noirceur de ses récits, y est nerveux et sale. Torturé, autant que ses personnages. Le manga est un boy’s love, une histoire qui relate des relations sentimentales et sexuelles entre personnages masculins aux États-Unis. En six scènes aussi poétiques, sensibles et mélancoliques que sordides, âpres et excessives, le mangaka dépeint un monde en pleine apocalypse. De nombreux humains vivent encore et quelques rares zones semblent préservées.

Comme ce dîner dans un restaurant typique américain, tenu par un type solitaire et habitué à discuter avec des clients un peu tordus, sorte de matrice, de croisée des chemins où les uns et les autres passeront raconter une histoire, une dernière, avant, peut-être l’inévitable. Chaque séquence reprend les codes d’un thème, presque stéréotype cinématographique, en particulier : le road trip, l’épouvante, l’interrogatoire de flics, la rencontre poétique, bulle de douceur dans un monde en feu, la séquestration, la transmission… Mais, toujours, il est question de sexualité, de désir, d’amour. Qui sont les zombies quand tous s’adonnent à la chair ?

À travers des États-Unis à feu et surtout à sang, le parcours sans illusions des protagonistes de Boys of the Dead questionne l’homophobie actuelle.©Éditions Akata/Douji Tomita

Un recueil de nouvelles apocalyptiques pour aborder l’inceste, le viol, la mixité, l’amour à toute épreuve de la vie à la mort et surtout entre les deux… Les Affamés pointe les affres de la société japonaise contemporaine et les frustrations sexuelles qu’elle génère (il faut procréer quoi qu’il en coûte), et Boys of the Dead exacerbe les névroses vivantes à travers les pulsions mortifères.

Partout, les frontières de la morale ont disparu. Et les violences physiques, psychologiques, sociales s’exercent à tous les niveaux. Dans ces mondes fictifs ? Ou dans le nôtre ?

Les Affamés – Tome 1, Kunitaro Tomoyasu, Éd. Akata, 256 p., 8,05 €
Boys of the dead, Douji Tomita, Éd. Akata, 192 p., 8,05 €

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Article rédigé par
Thomas Laborde
Thomas Laborde
Journaliste
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