Critique

Le manga Saturn Return marque le retour d’une grande autrice

27 janvier 2022
Par Thomas Laborde
Une écrivaine paumée et un éditeur fougueux plongent dans un passé tortueux.
Une écrivaine paumée et un éditeur fougueux plongent dans un passé tortueux. ©SATURN RETURN 2019 Akane TORIKAI / SHOGAKUKAN

La mangaka Akane Torikai parle d’elle et du deuil à travers le parcours d’une romancière en crise frappée par un événement pas si inattendu. À la fois introspection, enquête et critique sociale, Saturn Return est une création saisissante.

À Tokyo, Ritsuko Kaji passe le permis de conduire. Sur le chemin, elle doit acheter du papier toilette, mais elle l’a oublié. Elle ressortira le soir, après le dîner, pour s’en occuper. Elle cuisine beaucoup. Et traîne à la maison. Une vie de femme au foyer sans action, sans aventure, sans passion. Une vie qu’on laisse filer, comme ça, d’une journée à l’autre, aussi semblable qu’hier, qu’aujourd’hui, que demain. Avec son compagnon, parfois buveur honteux, ils essayent d’avoir un enfant et ils ne font l’amour que pour nourrir cet objectif. Ils s’aiment. Lui travaille beaucoup. Mais il sait être à l’écoute, il est bienveillant, disponible, amoureux.

©SATURN RETURN 2019 Akane TORIKAI / SHOGAKUKAN

Ritsuko Kaji mène une vie de femme au foyer étouffante, mais ne parvient pas à s’en sortir. Il y a cinq ans, elle a écrit un incroyable roman, choc frontal pour quiconque s’y plonge, qui a fait d’elle le grand espoir de la littérature contemporaine japonaise. Depuis, rien. Pas une ligne. La page blanche.

Son éditeur, pourtant, continue de la soutenir. Il lui présente un jeune loup fougueux et pressant, prêt à tout pour publier la nouvelle sensation forte de « Maître Kaji ». Un matin, l’autrice se réveille après un rêve difficile : son ami, qui a inspiré son premier roman, s’est donné la mort. Et c’est bien ce qu’elle apprend, pas encore remise d’un cauchemar qui la hante depuis que ledit ami lui a demandé d’écrire pour le garder en vie… Elle finira par retourner à Osaka, avec son jeune éditeur, pour résoudre certains mystères et comprendre.

Les anneaux de Saturne

La vie n’est qu’une succession de pertes et de moments évanescents auxquels on tente, sans succès, de donner un sens. C’est ce sentiment dénué de toute illusion qui habite le premier tome de Saturn Return, nouvelle création de la mangaka Akane Torikai. Son héroïne, jeune femme originaire d’Osaka et autrice comme elle, entraîne le lecteur dans ses regrets et ses errances pour petit à petit plonger avec lui dans un passé qui la rattrape, gorgé de douleur. Qu’impliquent nos actes, nos écrits ? Quelles traces veut-on, peut-on laisser ? Comment se saisir de l’évanescence ?

La planète Saturne est connue pour ses anneaux. Ceux-là, pense-t-on, sont continus. Or, non, ils sont un ensemble de glace et de poussière. La glace permanente de ces regrets dont on ne parvient à se défaire et la poussière qui nous glisse entre les doigts de ces instants de vie anodins qui filent les uns après les autres sans que l’on parvienne à leur trouver un sens.

Coucher pour enfanter

À l’image de ses prédécesseurs, comme En proie au silence sur les violences faites aux femmes, Saturn Return explore le mal-être humain, décortique les névroses d’une société obsédée par la stabilité, la famille, le travail. En témoigne cette saisissante séquence au cours de laquelle Ritsuko et Fumi, son mari, font l’amour à un moment jugé fertile. Ritsuko propose à Fumi de coucher ensemble même hors ovulation. Il lui répond qu’il veut le faire pour la voir devenir mère. « Tant que la situation ne sera pas parfaite avec toi, ça empiétera sur mes futurs moments avec mon enfant », tranche-t-il, le souffle haletant, en plein ébat.

©SATURN RETURN 2019 Akane TORIKAI / SHOGAKUKAN

Tout en noir et blanc, le trait délicat, la force de ce récit est d’offrir une narration douce, les pages glissent d’un échange à l’autre avec fluidité, jusqu’à ce qu’une phrase expose, soudain, la violence d’une vie conditionnée, dictée par la norme. Cette douceur suspecte rappelle alors que tout peut vriller d’un moment à l’autre. « C’est ce sentiment de perte qui tue les gens », fait dire Akane Torikai à Ritsuko Kaji. De la légèreté à la mélancolie, jusqu’à l’âpreté et la violence, il n’y a parfois qu’un mot.

Avec Saturn Return, Akane Torikai livre une mise en abîme et une introspection sincère et crue à travers une admirable réflexion sur le deuil, aux allures de plus en plus affirmées d’enquête.

Saturn Return, Tome 1, Akane Torikai, Éditions Akata, le 10 février en librairies.

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Article rédigé par
Thomas Laborde
Thomas Laborde
Journaliste
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