La Brigade chimérique de Serge Lehman revient pour défendre la mémoire des super-héros tricolores et européens. Entretien avec ce promoteur de la pop culture made in France.
L’Homme truqué, Le Nyctalope, Palmyre… Ça ne vous dit rien ? Ils comptent pourtant parmi les plus célèbres super-héros français, mais nous les avons oubliés. Au début du XXe siècle, la littérature européenne, et hexagonale en particulier, comptait de nombreux surhumains, apparus notamment grâce au courant littéraire du « merveilleux scientifique », ancêtre de la science-fiction. Seulement, ils ne sont pas passés à la postérité, contrairement à leurs cousins américains glorifiés par le neuvième art.
Partant de ce constat, les scénaristes Serge Lehman et Fabrice Colin, accompagnés du dessinateur Gess et de la coloriste Céline Bessonneau, ont tenté de remettre nos héros sur le devant de la scène culturelle avec La Brigade chimérique, bande dessinée parue entre 2009 et 2010. Une décennie plus tard, les héros de Marvel et DC règnent toujours sur la pop culture et les justiciers européens restent méconnus du grand public. Mais Serge Lehman ne baisse pas les bras. En témoigne La Brigade chimérique – Ultime renaissance, qui sort le 5 janvier, pour continuer son travail de réhabilitation de nos super-héros.
Il y a plus de dix ans sortaient les premiers tomes de La Brigade chimérique. Qu’est-ce qui a motivé votre travail à l’époque ?
Un étonnement. J’ai découvert le monde des super-héros américains en lisant Strange à la fin des années 1970, quand j’avais 12-13 ans. Et je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait pas de super-héros français. Je posais la question et personne n’avait de réponse, c’était une sorte d’évidence : “Les super-héros, c’est un truc des Américains”. J’ai intériorisé la chose, comme tout le monde. Mais, plus tard, quand je suis devenu un écrivain de science-fiction et que je me suis intéressé à l’histoire du genre, j’ai lu des centaines de textes français parus avant 1950 et j’y ai découvert une multitude de surhommes littéraires, tout à fait comparables à Doc Savage ou The Shadow, héros de Pulp’s ayant servi de modèles à Superman et Batman.
J’ai cherché à comprendre pourquoi la BD franco-belge, pourtant très puissante, n’avait pas fait le même travail d’interprétation que DC et Marvel et j’ai fini par formuler une hypothèse : la Seconde Guerre mondiale et le nazisme ont, pour ainsi dire, rendu le thème des surhommes impossible à traiter positivement en Europe. Chez nous, c’est un objet suspect, voire maudit. Aux États-Unis (et, dans une moindre mesure, en Grande-Bretagne), ce thème est devenu au contraire un symbole de la victoire du bien contre le mal, une exaltation de la puissance de la démocratie. Je me suis dit qu’il y avait là quelque chose à tenter…
Qu’est-ce qui a justifié votre retour dans l’univers de La Brigade ? Et pourquoi avoir situé cette fois l’action à notre époque ?
Je ne suis pas un archéologue, mais un scénariste et un écrivain. Trouver des trésors enfouis, c’est génial. Les faire revivre et voir si quelque chose se passe l’est encore plus. Y a-t-il place aujourd’hui pour des super-héros français et européens ? Ont-ils encore quelque chose à nous dire ? Ces questions-là sont celles qui m’intéressent vraiment.
Ce nouveau tome n’est pas le seul à développer l’univers que vous avez créé afin d’explorer les super-héros européens : L’Œil de la nuit, L’Homme truqué ou Masqué enrichissent cet univers partagé. D’où vous vient cette fascination pour les héros européens oubliés ?
À votre liste, j’ajoute Metropolis, roman graphique en quatre tomes dessiné par Stéphane de Caneva, qui explore l’Europe des années folles sous un autre angle. Oui, toutes ces histoires forment un petit univers en expansion : l’Hypermonde (terme inventé par l’auteur et éditeur français Régis Messac en 1935 pour baptiser la collection de livres de SF qu’il venait de créer, et qui était la première au monde). Ce déploiement s’est fait tout seul, au fil des envies créatives et des opportunités éditoriales. Parce que je continue de penser qu’une partie de nos problèmes et de nos contradictions se reflète dans l’absence de super-héros chez nous. Nous avons honte de ce que nous sommes – tellement honte que, contrairement aux Américains, aux Anglais, aux Russes, aux Japonais et, depuis peu, aux Chinois, nous n’osons plus proclamer nos valeurs à travers de tels personnages. Il y a là une forme de complexe qui n’est pas normale.
Votre œuvre démontre pourtant que les super-héros font partie du patrimoine culturel européen et français. Xavier Dorison avec Les Sentinelles ou encore le Fox-Boy de Laurent Lefeuvre prouvent la même chose. Comment expliquez-vous qu’aucun studio n’ait encore adapté ces œuvres pour le grand écran ?
J’aurais tendance à dire que cette lacune n’est qu’un aspect du mépris incroyable que le cinéma et la télé française éprouvent à l’endroit du fantastique et de la science-fiction. Nous sommes le pays de Jules Verne et de George Méliès, le pays qui a inventé le cinéma et la SF. Mais, quand on parle de ça aux producteurs français, leur réponse est toujours la même : “Ce n’est pas notre culture”. Cela dit, la situation est en train de changer.
Alan Moore a réussi à apporter l’imaginaire britannique chez ses cousins outre-Atlantique avec La Ligue des gentlemen extraordinaires. Pensez-vous que Marvel ou DC accepteraient un projet similaire porté par un artiste de la bande dessinée franco-belge ? Avez-vous déjà envisagé d’être cet artiste ?
Envisagé, non. Rêvé, peut-être. Mais je préférerais vraiment une production française ou européenne. Je fais ce travail pour nous, pour modifier le regard que nous portons sur nous-mêmes, pas pour enrichir le portefeuille de personnages de Disney. Par ailleurs, l’adaptation de La Ligue au cinéma a été un tel navet que ça ne plaide pas en faveur d’une telle démarche ! Enfin, Alan Moore était scénariste pour Marvel et DC dès les années 1980, nos situations respectives ne sont pas comparables.
La façon dont sont traités les super-héros américains par les scénaristes vous inspire-t-elle pour créer les aventures de vos héros ? Ou préférez-vous avoir une approche et un regard franco-français sur vos personnages pour les distinguer de leurs cousins américains ?
Question épineuse. Le simple fait d’employer le terme de “super-héros”, c’est déjà reconnaître la primauté des Américains. Mais ça ne me gêne pas, au contraire : on ne va pas faire comme s’il n’y avait pas eu Will Eisner et Jack Kirby. Par ailleurs, je découpe en général les histoires de l’Hypermonde sur un mode comics, par chapitres de 20 à 30 pages avec des couvertures intermédiaires, comme si mes livres étaient des recueils. Et enfin, je fais souvent des références à demi-mots au monde américain : Superman apparaît comme une ombre dans Masqué, il y a des allusions au S.H.I.E.L.D. et au B.P.R.D. dans Ultime renaissance… Disons que j’utilise toutes les formes éditoriales américaines, mais qu’à l’intérieur de ces formes, je m’efforce de faire briller le caractère spécifiquement français des personnages.
Dans vos BD, de fausses images d’archives avec des surhumains ou des écrivains oubliés du “merveilleux scientifique” français côtoient vos personnages fictifs. Cette thématique du mélange entre réel et imaginaire est centrale dans votre œuvre liée à l’Hypermonde. Vous voyez-vous, un peu comme Dex, comme une sorte d’archéologue culturel chargé de relier l’histoire et le patrimoine imaginaire oublié ?
On a mis au point ce truc des vraies-fausses affiches et couvertures de livres dans La Brigade chimérique pour montrer aux lecteurs qu’on n’inventait rien, que tout était déjà là, enfoui dans les profondeurs de la pop culture européenne. C’était une façon d’utiliser le décor pour faire de l’histoire, tout en montrant justement ce qu’aurait pu donner le passage des vieux surhommes littéraires à la bande dessinée s’il s’était produit à la fin des années 1930. Ça donne beaucoup de profondeur à l’ensemble, et c’est souvent très beau, voire jouissif.
La présence des auteurs aux côtés de leurs personnages, c’est plus personnel. J’ai une relation très forte avec les vieux écrivains oubliés de l’avant-guerre, je ressens leur présence, comme des fantômes familiers : ils écrivent à travers moi et je les laisse faire… Il y a, c’est vrai, une dimension archéologique dans mon travail, mais, comme je l’ai dit plus tôt, ce qui m’intéresse vraiment, c’est de revisiter le passé pour ouvrir l’avenir. Quant à Dex, les lecteurs intéressés pourront découvrir sa vraie nature dans les notes placées à la fin d’Ultime Renaissance.