Oubliez les livres écrasants, intellos et pédants, les essais font leur révolution et deviennent de beaux cadeaux à offrir sans appréhension.
Depuis quelque temps, la jeune garde intellectuelle dépoussière la forme de l’essai pour sortir de
l’académisme un peu ronflant et fabrique des textes qui se lisent comme des romans. Avec comme
toujours, en ligne de mire, le brouillage entre réalité et fiction.
1 Une épopée musicale : Barbès Blues, d’Hajer Ben Boubaker
Hajer Ben Boubaker dynamite la forme convenue de l’essai et le ton souvent plombant des livres de recherche consacrés à l’immigration pour nous offrir l’un des meilleurs livres de la rentrée, un objet inclassable qu’on dévore comme un roman choral. Le pari de cette enfant de Belleville, de Barbès et de la Goutte-d’or ? Retracer l’histoire des quartiers marqués par l’immigration, qui furent des bastions d’avant-garde des luttes, tout en tirant un fil original, celui des musiques arabes, dont elle a fait son sujet de recherche privilégié.
Du mythique disquaire Sauviat où l’on pouvait entendre Slimane Azem, premier artiste algérien à recevoir un disque d’or à la success story Tati chantée par le 113, en passant par le cabaret Tam-Tam, on déambule aux côtés de cette historienne d’un nouveau genre, dans les rues d’un Paris qui s’est construit au rythme des communautés qu’elle a accueillies.
2 Une série noire : Cramés : les enfants du monstre, de Philippe Pujol
Il y a dix ans, le journaliste marseillais Philippe Pujol remportait le prix Albert Londres pour une série d’articles consacrés au trafic de drogue dans les quartiers nord de la Cité phocéenne. Depuis, il poursuit sans relâche son investigation à travers une entreprise littéraire passionnante. Une trilogie comme une radioscopie minutieuse et tentaculaire de cette ville dans la ville, de ses codes et de ses jeux de pouvoir. Si La fabrique du monstre (2016), sorte de tableau d’ensemble de ces quartiers singuliers, et La chute du monstre (2019), analyse à charge du système politico-mafieux qui y règnent, reposaient sur de nombreux chiffres et statistiques, ce troisième opus, Les enfants du monstre, est avant tout pensé comme un récit en immersion. Philippe Pujol renoue avec l’enquête de terrain et le roman du réel qui font tout le sel de sa plume acérée.
Il part à la rencontre « des minots », ces enfants qui errent, survivent ou, plus grave encore, participent d’une manière ou d’une autre aux trafics en tous genres qui gangrènent les cités. Un récit comme un cri d’alerte pour ne plus fermer les yeux sur le sort de cette jeunesse sacrifiée. Une investigation impressionnante qui, par sa précision clinique et son goût pour la narration, rappelle le travail de David Simon à Baltimore, devenu par la suite une série culte, peut-être la plus acclamée du petit écran, The Wire.
3 Une philosophie pop : Ultra violet, de Margaux Cassan
Avec la publication cet automne d’Ultra violet, une savoureuse philosophie du bronzage, Margaux Cassan a poursuivi sa chaire de philosophie initiée l’année dernière avec Vivre nu, dans lequel elle questionnait, à travers le sujet du naturisme, notre rapport à la nudité. À seulement 27 ans, elle entend bousculer la philosophie à papa dans les thématiques qu’elle aborde, mais aussi dans les formes qu’elle s’autorise. Aux circonvolutions érudites, pour ne pas dire vaporeuses, elle préfère les essais hybrides mêlant enquête intime, réflexion sociale et références pop.
À partir d’une image, celle de sa mère, Icare des temps modernes et addict au soleil de dernier degré, qui, à peine remise d’un cancer de la peau, s’envole pour l’Afrique retrouver son transat, elle s’élance aux trousses des passions humaines liées au culte d’Hélios. En usant de références mythologiques et religieuses, en réfléchissant au fait social, elle démontre à quel point le bronzage est bien plus qu’un motif esthétique. C’est d’abord un moyen d’exprimer sa liberté, de disposer de son corps comme on l’entend, de clamer son droit à être différent. Mais c’est surtout la quête d’un autre soi, plus beau, plus sain, plus riche aussi, et donc plus désirable. Une dialectique du plaire et de la preuve symbolisée par ceux qu’elle nomme les « Rastignac du soleil », un boys club d’un autre temps mené par Jacques Séguéla, Jack Lang ou encore Jean d’Ormesson, qui, avec leur bronzage exagéré, envoyaient un signal d’appartenance à l’élite intellectuelle et sociale.
Mais le livre raconte surtout à quel point la dynamique s’est aujourd’hui inversée. Comment cet âge tanorexique a laissé peu à peu la place au royaume de l’ombre. Le soleil n’a plus bonne presse et chacun de ses rayons convoque le réchauffement climatique ou un danger dont il faut se protéger. En refusant cette quête de la peau tannée, c’est toute une époque qu’on balaie de la main, incarnée par mai 1968 et son appel à jouir sans entrave et surtout par les années 1980 et leur incitation au Sea, Sex & Sun. Un temps d’insouciance et d’hédonisme où le simple fait de s’étendre au soleil était une activité. Qu’elles semblent loin, les vacances d’été.
4 Une enquête impossible : La troisième vie, de Fabrice Arfi
Quelques mois à peine après avoir été mis sous le feu des projecteurs par le succès de la série Canal+ D’argent et de sang, tirée d’un de ses livres, le journaliste d’investigation de Médiapart fait paraître une nouvelle enquête dans les dédales du pouvoir. Connu pour ses nombreuses révélations sur l’affaire Woerth-Bettencourt, l’affaire Karachi, l’affaire Sarkozy-Kadhafi ou l’affaire Cahuzac, il plonge cette fois plus loin dans le passé pour déterrer une bien étrange affaire d’espionnage au cœur de la Guerre Froide.
La troisième vie, c’est d’abord une fresque familiale retraçant l’histoire des Benedetto, lignée italienne installée en France, à Villeurbanne, et prise au piège dans le tourbillon de la Première Guerre mondiale avant d’émigrer en Roumanie. Mais le récit véritable, celui qui regorge de secrets et de mystères, commence en 1969, quand un dessinateur industriel roumain du nom de Vincenzo Benedetto débarque avec sa femme dans la région lyonnaise pour retrouver une partie de sa famille qu’il ne connaît pas. Pour fuir, surtout, le régime du « Génie des Carpates », Ceausescu. Onze ans plus tard, l’homme est arrêté par le contre-espionnage français, accusé d’être un agent des services secrets roumains, incarcéré avant d’être étrangement relâché et de disparaître dans la nature.
Qui était véritablement cet homme ? A-t-il bénéficié d’une complicité au plus haut sommet de l’État et notamment au cœur du gouvernement Mitterrand ? Pour répondre à cette question, il a fallu travailler à l’ancienne. Fouiller les archives, se rendre sur place en Roumanie, faire du porte-à-porte, noircir des carnets de notes, en espérant trouver un fil à tirer. Un pur régal d’investigation littéraire.
5 Un examen de conscience : Les monstres, séparer l’œuvre de l’artiste ?, de Claire Dederer,
Voilà un livre savoureusement déroutant. Du point de vue de la forme, déjà, parce qu’on a peu l’occasion de lire en France ces essais à l’américaine, mêlant érudition universitaire, références pop et auto-analyse. Mais du point de vue du fond aussi, puisque Claire Dederer, journaliste réputée, critique de cinéma et grande lectrice, pose frontalement la question de « la séparation de l’homme et de l’artiste » en faisant appel à son propre ressenti et en racontant la confrontation perpétuelle entre nos goûts personnels et les exigences morales de la société.
Elle est une grande admiratrice du cinéma de Roman Polanski. Elle le connaît sur le bout des doigts et adore les films d’un homme qui « a drogué et sodomisé Samantha Gailey, 13 ans. Voilà, les faits sont irréconciliables ». Comment composer avec cela ? Est-ce mal de continuer d’apprécier les œuvres des hommes qui ont commis des actes impardonnables ? En plongeant loin dans sa propre psyché intérieure, en allant à la rencontre de collègues critiques, d’amis ou en évoquant des souvenirs de famille, mais surtout en multipliant les parallèles – avec Wagner, Hemingway, Nabokov ou même J. K. Rowling et Michael Jackson –, Claire Dederer tente de répondre à la question en apportant un éclairage intime à un débat qui déchaîne les passions. Troublant.
Un portrait croisé d’artistes : Dickens & Prince, de Nick Hornby
Nick Hornby est le plus mélomane des écrivains. Il n’y a qu’à relire Haute fidélité, roman culte de toute une génération – adapté au cinéma par Stephen Frears et en série avec Zoë Kravitz, une anthologie soul, pop, rock, déguisée en comédie romantique –, pour s’en apercevoir.
Trente ans plus tard, il livre une nouvelle déclaration d’amour à la musique avec un drôle d’objet littéraire. Son pari : croiser le destin fulgurant et tragique de son idole suprême, « His Purple Majesty » Prince, avec l’œuvre immortelle de l’écrivain qui a sauvé son adolescence et précipité sa vocation, le romancier national anglais Charles Dickens. En faisant rimer Purple Rain et Oliver Twist, en explorant les affres de la création, l’écrivain britannique se dévoile comme rarement et rend un hommage émouvant aux génies dont les œuvres font basculer les existences.
Une non-fiction haletante : Le voleur d’art, de Michael Finkel
Longtemps journaliste émérite pour le New York Times avant d’être accusé d’avoir inventé le personnage d’un de ses reportages – illustration parfaite de la frontière poreuse qui existe désormais entre le journaliste et le romancier –, Michael Finkel a pris sa revanche en devenant ces dernières années l’une des plumes les plus passionnantes de la non-fiction et du reportage littéraire. Une de ses spécialités : coller aux basques d’une personnalité hors norme pour la disséquer sous toutes les coutures. Après s’être élancé dans Le dernier ermite sur les traces de Christopher Thomas Knight, un homme ayant décidé de vivre en ermite dans une forêt du Maine pendant 27 ans après la catastrophe de Tchernobyl, il s’est dégotté une nouvelle cible de choix.
« L’Arsène Lupin des musées », voilà comment on a surnommé Stéphane Breitwieser, le protagoniste bel et bien réel du Voleur d’art, nouveau livre de Michael Finkel. Entre 1995 et 2002, l’Alsacien, fils du peintre Robert Breitwieser, aurait dérobé plus de 200 œuvres d’art à travers l’Europe, en particulier des œuvres flamandes du XVIe siècle, à la seule arme de son culot, de son sang-froid et de son observation méticuleuse des systèmes de surveillance des musées.
Avec son long manteau et son couteau suisse, il lui suffisait d’une seconde pour s’emparer d’une toile. Grâce à un long travail d’enquête, mais surtout en rencontrant à plusieurs reprises l’auteur des faits, Michael Finkel raconte l’histoire hors du commun d’un voleur qui dérobait non pas pour revendre, mais pour conserver chez lui, par pur goût esthétique. Un homme étrange qui justifie ses crimes par un amour débordant pour l’art.