Tout un pan de la production de BD japonaises a pour sujet le manga. On y trouve des œuvres fortes, différentes, et qui disent beaucoup sur un art aujourd’hui adoré. À l’occasion de la sortie du méta Tokyo, ces jours-ci de Taiyô Matsumoto, on s’est penché sur cette production passionnante. Décryptage.
C’est l’une des plus belles nouveautés de cet automne. Ce 15 novembre, Kana a publié le premier des trois tomes de Tokyo, ces jours-ci, nouveau manga de Taiyô Matsumoto – auteur des séries remarquées Amer Béton, Ping Pong ou encore Sunny. Publiée en 2021 au Japon, la série a pour héros Shiozawa, éditeur de BD japonaises depuis 30 ans, qui juge ne plus être en phase avec les goûts des lecteurs et décide de tout quitter. Rapidement, il se rend compte qu’il a du mal à tourner la page et envisage sérieusement son retour. Taiyô Matsumoto déploie ici une réflexion intime et puissante autour de son art, une démarche que de nombreux autres mangakas ont suivie avant lui.
Une pratique qui se développe
Les mangas « méta » ne constituent pas une tendance, car ils ont toujours existé et dans tous les genres. En revanche, dans l’Hexagone, on ne pouvait pas forcément en lire massivement jusqu’à ces dernières années. Yuki Takanami, éditrice chez Kana, nous détaille cet aspect : « Longtemps, peu de titres traitant du manga ont été accessibles en France, car il n’y avait pas un lectorat assez grand pour être touché par ces récits. Mais, récemment, une génération a émergé : celle qui a découvert le manga dès son plus jeune âge et qui, quand elle a voulu imaginer des histoires, s’est dirigée vers ce mode d’expression. De fait, “les mangas sur les mangas” résonnent auprès d’elle. Et le nombre potentiel de lecteurs a augmenté. »
Et que nous disent ces œuvres à part ? Énormément. Ce qui revient beaucoup, c’est la difficulté d’être mangaka, un métier, comme tous ceux qui relèvent du domaine artistique, où la réalité économique s’invite et où la concurrence fait rage. Bakuman, série en 20 tomes de Takeshi Obata et Tsugumi Ohba (les auteurs de Death Note) est, dans la catégorie des « mangas sur les mangas », un classique.
Phénomène dès sa sortie au Japon en 2008 et éditée en France par Kana à partir de 2010, elle a été adaptée en anime (2010-2013), puis en long-métrage en prise de vues réelles (2015). Elle suit deux adolescents, Mashiro et Takagi, qui rêvent de devenir mangakas. Dans ce but, ils allient leurs talents respectifs de dessinateur et de scénariste.
Au début, Mashiro exprime ses doutes quant à la possibilité qu’ils réussissent. Bien qu’âgé de 14 ans, le garçon est lucide, d’autant que son oncle disparu, qui avait emprunté cette voie, a échoué. « Il y a ceux qui tirent le gros lot, plusieurs fois de suite, et qui sont tranquilles jusqu’à la fin de leurs jours, explique Mashiro à Takagi. Ce sont les mangakas. Les autres, ceux qui n’arrivent pas jusque-là, ce sont juste des bakuchiuchis [joueurs de jeux de hasard]. »
Mashiro évoque même Death Note. « J’ai lu un truc que le scénariste a dit, précise-t-il à son camarade. S’il ne continue pas à travailler, dans cinq ans, il sera mort de faim. » Faut-il pour autant renoncer à son rêve ? La réponse de Bakuman est claire : non.
Look Back, le manga qui a bouleversé la jeune génération
Être fidèle ou non à ses aspirations artistiques est également un motif récurrent. « En 2019, nous avons publié Errance, d’Inio Asano [sorti au Japon en 2017, par l’auteur de la populaire série Bonne Nuit Punpun, ndlr], indique Yuki Takanami. L’auteur y dresse le portrait d’un mangaka qui a connu un succès et qui s’interroge. Doit-il continuer dans les mangas qui fonctionnent commercialement ou en faire qui lui ressemblent ? C’est un sujet qui taraude de nombreux mangakas. Il bouscule celui d’Errance, qui bascule dans une crise existentielle. À l’instar de Tokyo, ces jours-ci, on sent qu’il y a du vécu derrière. »
Être mangaka, c’est, en outre, composer avec l’exigence de la création. Look Back de Tatsuki Fujimoto, publié en France en 2022 chez Crunchyroll Kazé, le souligne avec justesse et sensibilité. Cette œuvre, qui a bouleversé le Japon et le monde entier en 2021, suit l’amitié, de l’enfance à l’âge adulte, entre Fujino et Kyômoto, deux jeunes filles mangakas aux caractères totalement opposés. Elles aussi unissent leurs forces afin de pouvoir évoluer dans l’univers du manga.
« Dans Look Back, Tatsuki Fujimoto, à qui l’on doit des séries à succès comme Chainsaw Man ou Fire Punch, montre à quel point il est dur de concevoir un manga, analyse Julien Bouvard, maître de conférences au sein du département d’études japonaises de l’Université Jean Moulin Lyon 3. Tatsuki Fujimoto met littéralement en scène ce travail acharné en répétant des cases où les personnages dessinent. Look Back a particulièrement ému la jeune génération et notamment celles et ceux qui sont artistes. »
Le manga a été transposé en un anime d’un peu moins d’une heure par Kiyotaka Oshiyama, projeté dans les salles françaises les 21 et 22 septembre derniers. Au-delà de la réalité économique et de l’exigence, d’autres thèmes sont abordés concernant la trajectoire de mangaka, comme la nécessité de faire preuve d’humilité. Dans son autobiographie Trait pour trait, dessine et tais-toi !, qui se compose de cinq tomes, Akiko Higashimura insiste sur ce point.
« Elle se moque beaucoup de la jeune femme qu’elle a été, qui était très sûre d’elle », développe Bruno Pham, directeur général et éditorial des Éditions Akata, qui ont publié Trait pour Trait à partir de 2020 – le manga est sorti en 2011 au Japon, où il a reçu un accueil dithyrambique. Il poursuit : « Akiko Higashimura confie qu’elle ne serait pas devenue ce qu’elle est sans avoir trébuché, sans être tombée, sans s’être remise en question. De plus, elle revient sur la rencontre déterminante avec un professeur qui lui a enseigné l’art “classique”, ce qui a changé son approche du manga. » L’artiste a à son actif plusieurs best-sellers, dont la série Princess Jellyfish.
Dans les coulisses et l’histoire d’une industrie
Certains ouvrages s’attaquent plus spécifiquement au côté « business » de l’industrie du manga. C’est le cas, par exemple, de Réimp’ !, série de Naoko Mazda sortie au Japon en 2013 et publiée à partir de 2021 par Glénat, dont le treizième tome est disponible depuis août dernier. « Avec Réimp’ !, Naoko Mazda nous offre une plongée au cœur d’une maison d’édition japonaise, un endroit normalement hermétique à tout lecteur, détaille Julien Bouvard. Le titre, un terme technique, abréviation de “réimpression”, annonce cette immersion. Cependant, ce n’est pas un reportage. Réimp’ ! est une fiction avec des personnages qui évoluent et des effets de comédie courants. Mais sa caractéristique est d’incorporer une démarche de vulgarisation. »
En parallèle, le manga s’intéresse à son histoire. Les Éditions Akata ont publié le 24 octobre dernier le premier des deux tomes de Losers, chronique d’un magazine légendaire, de Kôji Yoshimoto, sorti au Japon en 2017, qui retrace la création, dans les années 1960, du magazine Manga Action. « Kôji Yoshimoto rend un vibrant hommage à ceux qui ont donné naissance à ce magazine, pointe Bruno Pham. Ils étaient dans l’ombre et ont fait bouger les lignes à une époque où le manga n’était pas reconnu sur la scène culturelle. Manga Action a fait connaître des auteurs majeurs comme Katsuhiro Ôtomo (Akira) ou Jirô Taniguchi (Quartier lointain). »
Les Leçons particulières d’Osamu Tezuka, un guide incontournable
Et puis, comment ne pas évoquer les guides pour apprendre à réaliser des mangas ? Certes, ce ne sont pas des BD japonaises, mais difficile de les ignorer, tant ils sont une source indispensable pour comprendre cet art. Dans ce domaine, l’offre est abondante. Certains sont néanmoins plus incontournables que d’autres. Matthieu Pinon est le rédacteur en chef du magazine Otaku Manga et a signé plusieurs ouvrages, dont, chez Larousse, Manga, que d’histoires ! (2022).
Pour lui, il faut absolument dévorer Les Leçons particulières d’Osamu Tezuka. Le guide du papa d’Astro Boy, paru au Japon en 1977, est disponible aux Éditions Picquier. « Des conseils précieux y sont prodigués, explique-t-il. Osamu Tezuka y rappelle une base fondamentale : un manga, c’est d’abord bâtir une histoire. » Ce dernier recommande également, chez Glénat, L’Apprenti Mangaka d’Akira Toriyama, papa, lui, de Dragon Ball.
Se plonger dans les « mangas sur les mangas », qu’ils soient des fictions, des autobiographies, ou des biographies, c’est constater à nouveau que le manga est riche d’une diversité de récits, de points de vue, d’esthétiques, et convoque des problématiques universelles. Mais ces œuvres-là ont toutes un dénominateur commun, qu’elles partagent avec les guides : l’expression d’une passion pour le manga, du bonheur qu’il apporte.
Dans Tokyo, ces jours-ci, il y a un chapitre dans lequel Shiozawa choisit de se séparer des mangas qu’il possède. Cela lui coûte, mais il estime nécessaire de le faire afin de passer définitivement à autre chose. Mais, quand un acquéreur se présente, Shiozawa se ravise. Il se confond en excuses. L’acquéreur lui rétorque : « Ne vous fatiguez pas, je vous comprends. » Avant d’ajouter : « Moi aussi, j’aime les mangas. » Tout est dit.