Entretien

Comment réaliser son premier film ? Les cinéastes Agathe Riedinger et Julien Colonna se confient

20 novembre 2024
Par Lisa Muratore
“Diamant brut” au cinéma le 20 novembre.
“Diamant brut” au cinéma le 20 novembre. ©Pyramide Distribution

Présentés au Festival de Cannes 2024, Le Royaume et Diamant brut sortent ce mois de novembre en salle. À cette occasion, L’Éclaireur a rencontré leurs cinéastes respectifs, Julien Colonna et Agathe Riedinger, afin d’évoquer ce long pélerinage. Retour d’expérience en miroir de deux metteurs en scène qui livrent leur premier long-métrage cet automne.

Diffusé depuis le 13 novembre dans les salles obscures, Le Royaume de Julien Colonna suit la cavale d’un père et de sa fille dans la Corse mafieuse des années 1990. Dans ce long-métrage, présenté dans la catégorie Un certain regard au Festival de Cannes, le cinéaste propose une expérience authentique autour de la famille, avec comme contours la complexité culturelle de l’Île de beauté et la voyoucratie ambiante. 

De son côté, Agathe Riedinger a également choisi les terres du Sud pour son premier film, Diamant brut, afin de filmer la quête de célébrité et d’amour de Liane, une adolescente qui ne rêve que d’une chose : participer à l’émission de téléréalité Miracle Island. Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes, le long-métrage arrive ce mercredi 20 novembre au cinéma, soit une semaine après Le Royaume

Bande-annonce du Royaume de Julien Colonna.

Outre le hasard du calendrier, ces deux longs-métrages sont surtout les premiers de leurs metteurs en scène. À cette occasion, L’Éclaireur a voulu s’introduire dans leurs coulisses aux côtés de leurs principaux artisans, afin de comprendre les enjeux, les peurs et les questions qui entourent la réalisation d’un premier film. 

Passion et obsession 

Trouver son thème, la bonne narration, les personnages… Se lancer dans un premier film n’est pas une tâche aisée. Et pour cause, l’un des principaux challenges est de trouver ce qui anime les artistes. Un processus long, souvent douloureux, mais aussi introspectif et qui implique d’y placer toute son âme. Julien Colonna parle d’ailleurs d’obsessions : « Il est nécessaire, quand on se lance dans un projet, de faire le point sur ses obsessions. Je crois que c’est l’un des plus gros challenges du premier film, car une fois qu’on a mis le doigt sur ses obsessions, on peut dérouler quelque chose plus facilement. »

Agathe Riedinger, qui explorait dans un précédent court-métrage les rouages de la célébrité et du show-business, évoque, quant à elle, un « coup de foudre » : « Je pense que quand on trouve la justesse d’une scène ou la justesse d’un propos, on le sent ; un peu comme quand on sent qu’on est amoureux. Comme quand on a un coup de foudre ou que quelqu’un nous plaît. Tout à coup, il y a de l’énergie qui circule. C’est très instinctif, mais on sent vraiment quand on a essoré tous les recoins de sa conscience, de son inconscient, de son corps, de sa capacité physique à continuer l’exercice. Je pense que c’est quand les choses deviennent très organiques et authentiques qu’on a quelque chose qui sonne juste. »

Bande-annonce de Diamant brut.

Il en ressort une expérience particulièrement personnelle pour ses auteurs. De quoi se demander si le premier film ne serait pas le plus intime dans la filmographie d’un cinéaste ? « Je ne me permettrais pas de dire que ça doit être la règle, mais il est vrai qu’on peut constater que c’est souvent le cas. Pour Le Royaume, en tout cas, ça l’est », explique Julien Colonna qui, au travers de son film, interroge tout en contraste les liens de filiation, ainsi que l’héritage de la violence, à partir d’un souvenir d’enfance passé en Corse aux côtés de son père.  

Un point de vue que partage la réalisatrice de Diamant brut : « Je ne sais pas si le premier film se doit d’être le plus autobiographique possible, ou le plus personnel, bien que j’avais un rapport très intime avec mon sujet. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’il répond à un élan de désir et à un élan de vitalité très fort. Ces élans sont très probablement nourris de conviction personnelle, d’engagement personnel et d’une vision personnelle des choses. Sur les premiers, il y a vraiment un feu intérieur qui est très spécifique, parce que c’est la bascule. C’est le moment où, tout à coup, il y a une consécration, on passe du court au long, on présente notre travail en festivals. Les motivations sont très particulières sur un premier film. »

Le Royaume de Julien Colonna.©CHI-FOU-MI PRODUCTIONS

S’entourer et y croire 

D’où l’intérêt de bien s’entourer et de trouver les collaborateurs clés qui accompagneront le projet. À ce titre, Julien Colonna a pu compter sur le producteur de L’Amour ouf, Hugo Sélignac, pour le soutenir et le conseiller, après une première rencontre sur un long-métrage finalement avorté : « Il a fallu que l’on passe par un grand chelem, selon Hugo. Il m’a dit que mon film était très ambitieux, car je voulais travailler avec des acteurs inconnus. Il m’a expliqué qu’il fallait que j’aie une avance sur recette, le soutien d’une région… Des challenges techniques dans lesquels il m’a accompagné. »

Outre son producteur, Julien Colonna a également pu compter sur les talents d’écriture de Jeanne Herry, réalisatrice des brillants Pupille ou, plus récemment, Je verrai toujours vos visages. Ensemble, ils ont écrit le scénario du Royaume, le réalisateur puisant, dans la cinéaste, une précision des personnages, des lieux et de l’histoire, ainsi qu’une rigueur de travail inédite.

« Avant de rencontrer Jeanne, j’avais déjà écrit plus de 300 pages de notes sur ce film, parce que je voulais y mettre mes obsessions, mes envies, mes désirs, des anecdotes, du vécu, de la fiction, plein de choses qui s’entremêlent. J’avais déjà fait part à Hugo de ma volonté de travailler dans l’altérité avec quelqu’un. Je savais déjà que mon héroïne serait une héroïne, je voulais donc travailler avec une autrice, explique le réalisateur avant de souligner les talents de Jeanne Herry. C’est quelqu’un dont j’ai beaucoup apprécié le travail. Je voyais qu’elle était dans la recherche de cette justesse des rapports humains, qu’elle cherchait la complexité de ces rapports et ces zones de gris que j’affectionne tout particulièrement. Je sentais aussi quelqu’un de très travailleur qui était allé chercher des choses qui étaient loin d’elle. Ça a été évident assez immédiatement de par notre approche cinématographique, de par nos sensibilités, de par nos méthodes. Travailler avec Jeanne n’a été que douceur et bonheur. »

Agathe Riedinger a également eu la chance – grâce à son précédent court-métrage, J’attends Jupiter, déjà consacré au personnage de Liane – de rencontrer très tôt des talents qui l’ont soutenue. « Grâce à mon précédent projet, j’avais la chance d’avoir déjà une production qui m’accompagnait et me soutenait. J’avais ce regard sur lequel compter. Je savais qu’il y avait des gens qui croyaient en cette idée. C’est essentiel pour donner du courage, qui plus est quand on travaille sur un sujet qui n’est pas simple, qui demande de trouver le bon axe pour être en empathie avec le personnage. »

Diamant brut d’Agathe Riedinger.©Pyramide Distribution

Le challenge de l’écriture 

Un soutien important d’autant plus quand l’écriture est un processus long, isolant et angoissant. Si pour Agathe Riedinger l’idée d’un long-métrage est venue de façon naturelle, son écriture a tout de même duré quatre ans. Quatre années durant lesquelles la cinéaste âgée de 39 ans se souvient avoir longuement douté : « Ça a été une écriture très longue et plutôt douloureuse pour arriver au scénario final, car on est sans arrêt dans le doute. Tous les matins, j’avais l’impression de descendre, comme Alice au Pays des merveilles dans les tréfonds du royaume de l’écriture et de l’enquête pour trouver le bon axe. Et, tous les soirs, de remonter, d’être constamment en décalage horaire et très isolée du monde réel et de mon entourage. »

Pour Julien Colonna, on peut facilement imaginer que le travail d’écriture a été long. Échanges constants avec Jeanne Herry, description en immersion, imagination de la structure des personnages et des lieux, une histoire « characters driven » (quand les personnages nous font dérouler l’histoire, ndlr), amendements, suppressions, corrections, allers-retours, écriture de la première jusqu’à la dernière scène, post-it collés sur trois panneaux géants, triés par couleurs, ébauches par couches… Toutes ces étapes ont rythmé l’écriture de la première version du Royaume, avant que son réalisateur ne se rende en Corse et commence les dialogues de son film. Sont venues ensuite plusieurs versions, sous la houlette de Jeanne Herry et de la production, puis une nouvelle version, après deux mois de pause, ainsi que six mois supplémentaires d‘écriture, pour arriver finalement, au terme de trois ans et demi d’écriture, au scénario final. « Un laps de temps très honnête qui s’est effectué d’un seul geste et dans une grande fluidité », d’après Julien Colonna. 

Le Royaume de Julien Colonna.©CHI-FOU-MI PRODUCTIONS

Leçons de cinéma 

Mais alors, que reste-t-il de cette écriture, de ces deux tournages et de leurs montages ? Quels enseignements Agathe Riedinger et Julien Colonna ont-ils tirés de leurs projets ? Pour le cinéaste, « il faut suivre son instinct, tout en étant suffisamment à l’écoute de ses partenaires et de ses collaborateurs. Il a fallu aussi suffisamment travailler en amont pour savoir quelle était ma ligne directrice, même en écriture, afin de ne jamais en dévier. Beaucoup ont tenté de me faire dévier, mais, à force de discussion, d’argumentaire, de confiance, ils m’ont suivi. C’est très important de se faire confiance, de faire confiance à cette obsession, et de beaucoup, beaucoup, beaucoup travailler en amont sur soi, ainsi que sur la matière pour essayer de faire le moins d’erreurs possible, mais aussi pour s’autoriser une part d’improvisation sur le tournage, être toujours à l’écoute de la bonne idée. Ceci étant dit, l’essentiel c’est d’arriver à trouver sa méthode dans laquelle on a le plus de zones de confort et dans laquelle on se retrouve le plus. »

De son côté, Agathe Riedinger confie avoir pu redécouvrir « la beauté du travail en communauté. La cohésion d’équipe, que j’avais déjà vue précédemment et que j’espérais justement retrouver sur le long-métrage. Ce que j’ai découvert aussi, en parlant avec d’autres réalisateurs et réalisatrices, c’est à quel point on est seul quand on fabrique un film, en l’occurrence un premier. Et à quel point on ne devrait pas rester seul. C’est peut-être ça que j’essaierai de faire pour le deuxième film : parler, partager ma solitude avec les gens qui savent ce que c’est que cette solitude, parler de notre expérience, de nos obstacles, partager nos blessures. J’ai découvert que je n’étais pas seule et qu’il y a une vraie solidarité, de l’empathie et de l’admiration les uns pour les autres. C’est vraiment la grande épiphanie de cette expérience. »

Des belles leçons de cinéma auxquelles les deux cinéastes ajouteront, par la suite, d’autres conseils, comme le travail d’écriture en musique « essentiel pour se mettre dans un bon mood » selon Julien Colonna, ou encore les conférences spécifiques au passage du court au long de la Société des réalisateurs de films qui, pendant l’écriture de Diamant brut, ont été « la béquille » d’Agathe Riedinger. 

Aujourd’hui, Le Royaume et Diamant brut appartiennent aux spectateurs. Outre deux (premières) œuvres réussies questionnant l’intime, le besoin d’amour et une certaine forme de violence, elles sont surtout le témoin du travail acharné de leurs artisans ; « des pèlerins » du 7e art qui ont tout donné pendant plusieurs années pour « accoucher de leur bébé ».

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Il s’agit aussi d’une vision qui leur ressemble, bien particulière, et qui les a transformés, selon Julien Colonna : « Un film vous change dans tous les sens du terme, d’un point de vue émotionnel, cognitif, sensoriel. Parfois, il y a des choses dans nos vies qui nous bouleversent et qui nous font légèrement nous décaler, qui changent légèrement notre prise sur le monde. Surtout si à la fin d’une œuvre on est une meilleure personne que celle qu’on était au début de l’aventure, alors c’est fantastique. »

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste
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