Décryptage

Rentrée littéraire 2024, ou le spectre de George Orwell

02 septembre 2024
Par Léonard Desbrières
La couverture de “1984” de George Orwell.
La couverture de “1984” de George Orwell. ©Folio

[Rentrée littéraire 2024] Oubliez Gaël Faye, Kamel Daoud ou Maylis de Kerangal, la star de la rentrée littéraire se nomme George Orwell. La preuve de l’inépuisable modernité de l’œuvre de l’écrivain britannique et des passionnants mystères qui planent encore au-dessus de sa folle existence.

Les géants sont immortels. La preuve, un drôle de fantôme hante la rentrée littéraire, celui de George Orwell, maître incontesté de la dystopie romanesque, pourtant disparu il y a presque 75 ans, en 1950. Il semblerait que la fascination pour l’écrivain britannique et son œuvre, labyrinthique et dérangeante, n’ait jamais été aussi forte. Le symbole d’un monde qui court à sa perte ? Pas moins de quatre ouvrages paraissent en effet simultanément en France et apportent un nouvel éclairage sur l’auteur et son œuvre. Sur l’homme aussi, qui toute sa vie a dissimulé bien des secrets.

Un chef-d’œuvre obsédant

Alors que l’on célèbre cette année les 75 ans de sa parution, 1984, le magnum opus de George Orwell racontant une société futuriste ayant cédé au totalitarisme et à la surveillance de masse, suscite un incroyable regain d’intérêt, une glorification vécue comme le sacre d’un écrivain visionnaire. Cette effervescence a sans doute à voir avec à la parution en grande pompe, à l’été 2018, d’une nouvelle traduction très attendue, celle de la grande Josée Kamoun, venue à la rescousse d’une version française maladroite et hors d’âge puisqu’elle n’avait pas été mise au goût du jour depuis 68 ans.

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S’il y a un lecteur obsessionnel de 1984, c’est bien Xavier Coste. Au fil des années, l’auteur et illustrateur a lu et relu le monument de la science-fiction au point de mûrir le projet fou de l’adapter en bande dessinée. Après un long corps à corps avec cette œuvre foisonnante, réputée inadaptable, il a réussi son pari et publié son 1984 en 2022.

Résultat, des partis pris visuels forts, des choix narratifs surprenants et un modèle de roman graphique récompensé du Prix BD Fnac France Inter en 2022. Aussi éblouissant que déstabilisant, l’album apporte la preuve qu’on peut aussi faire des merveilles en refusant l’adaptation fidèle.

Alors, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pris dans son élan créatif, Xavier Coste fait paraître aujourd’hui Journal de 1985, une suite aux aventures de son Winston Smith et surtout de Lloyd Holmes, son combattant pour la liberté. Big Brother est toujours là, plus autoritaire que jamais, mais la résistance s’organise et la découverte du Livre de Winston met le feu aux poudres. Dans un pays recouvert de neige, dans une ambiance qui rappelle la Russie stalinienne, Xavier Coste pousse encore plus loin sa maîtrise esthétique et, surtout, il tient son récit en nous donnant à lire le prolongement haletant d’un monument que ne renierait probablement pas le maître en personne. Chapeau bas.

Autre preuve flamboyante que 1984 vient plus que jamais fertiliser les imaginaires contemporains, un roman cette fois, celui de Sandra Newman, intitulé Julia (Granta). La romancière américaine nous offre une relecture féministe du chef-d’œuvre d’Orwell. Elle raconte l’histoire de 1984, mais du point de vue de Julia, collègue et amante de Winston Smith, personnage mystérieux, secondaire et pourtant diablement important.

Derrière la mécanicienne au département Fiction du ministère de la Vérité, une prétendue citoyenne modèle, se cache une as de la dissimulation qui rivalise d’ingéniosité pour tromper les caméras et vivre selon ses passions. À travers elle, on découvre que le quotidien des femmes sous le régime de Big Brother est encore plus compliqué. Autre régime politique, mêmes discriminations sexuelles, mêmes oppressions systémiques ? Avec une imagination redoutable, un sens aiguisé du rebondissement, quitte à surprendre les connaisseurs du roman originel, Sandra Newman offre à une œuvre très masculine, à un male gaze coupable, un personnage féminin avec de l’épaisseur. Même les plus grands romanciers font des erreurs.

Percer les secrets du maître

Que serait un grand écrivain sans une vie nimbée de mystères ? En plus de ses livres foisonnants, qui ne cessent d’ouvrir des portes sur d’autres continents littéraires, l’existence même de George Orwell, de son vrai nom Eric Blair, est à elle seule le plus trépidant des romans à clé, où les indices sont rares, mais alimentent les fantasmes des écrivains.

Avide lectrice d’Orwell, l’autrice australienne Anna Funder a passé des nuits entières à arpenter les moindres recoins de ses œuvres et des biographies qui lui sont consacrées. Jusqu’à ce qu’un jour, dans une minuscule note de bas de page, elle découvre un nom : Eileen O’Shaughnessy.

Sans aucune autre mention ni explication. Alors, elle décide de mener l’enquête pour confondre cette femme mystérieuse qui fut la première épouse de l’écrivain. En recoupant minutieusement les étapes de la vie d’Orwell, les lettres d’Eileen et les témoignages de ses proches, Anna Funder offre un sublime halo de lumière à cette influence déterminante qui a passé sa vie dans l’ombre d’un géant parfois bien écrasant. En alliant la rigueur historique, la fougue romanesque et la flamme féministe, elle redonne vie à une de ces nombreuses figures invisibilisées par l’histoire des arts parce qu’elle avait le malheur de ne pas être un homme. Érudit et émouvant.

Enfin, signalons un dernier ouvrage, paru celui-là juste avant l’été, qui lève le voile sur la période la plus trouble de la vie de l’auteur, son errance parisienne entre 1928 et 1929. Un moment d’extrême pauvreté et de débauche raconté dans son premier livre, Dans la dèche à Paris et à Londres, mais largement altéré et modifié du fait des craintes de son éditeur de subir un procès. Publié en avril dernier aux précieuses éditions Exils, Orwell à Paris est un récit documentaire haletant mené de main de maître par Duncan Roberts.

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Comme dans un puzzle littéraire, le Britannique reconstitue pièce par pièce la parenthèse parisienne d’Orwell et lève le voile sur certaines zones d’ombre de ce séjour punk avant l’heure. Surtout, le livre parvient à démasquer un des personnages les plus énigmatiques de cette œuvre autobiographique de jeunesse, Boris, le capitaine russe, sublime compagnon de galère. Comme quoi, près de 75 ans après sa mort, Orwell cache encore bien des mystères.

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