Trois des meilleurs livres de la rentrée étrangère portent haut l’étendard des littératures queer et bousculent avec brio les questionnements de genre et de sexe. De véritables durs à queer.
Il est parfois bon de partir d’une définition. En anglais « queer » correspond à quelque chose de bizarre ou d’inadapté. Très vite, le mot est devenu une insulte pour moquer les hommes efféminés, les femmes qui embrassaient leur masculinité, ou plus généralement celles et ceux qui brouillaient leur genre et leur identité. Progressivement, comme une réponse et surtout un défi, la communauté LGBTQIA+ en a fait une arme à brandir, un étendard à porter. Pour crier haut et fort que le bizarre est beau et clamer que l’étrange est le plus puissant des moteurs pour s’affranchir de la norme.
En littérature, le queer fait des étincelles. Depuis Carmilla de Sheridan Le Fanu (1872), conte fantastique autour de la figure du vampire, mais surtout premier roman ouvertement lesbien, littérature de genre et questionnement de genre sont en lien. Comme si audace et inventivité, expérimentation et provocation, ainsi que défi imposé à la langue étaient les maîtres mots pour accéder au panthéon des grands romans queer.
1 Blackouts, de Justin Torres
On peut dire que les Éditions de l’Olivier ont du flair. Deux rentrées littéraires étrangères et deux prix parmi les plus prestigieux de la littérature américaine. Après le Pulitzer décerné à Hernan Diaz l’année dernière, place désormais au National Book Award, Justin Torres. On se souvient comme si c’était hier de Vie animale (2012), déflagration autofictionnelle devenue un monument de la littérature queer outre-Atlantique. Le romancier narrait alors l’errance magnifique de trois frères livrés à eux-mêmes dans l’Amérique des déshérités et surtout d’un benjamin qui, plus que les autres, faisait l’épreuve de la différence.
Douze ans plus tard, Justin Torres signe son grand retour et continue de creuser son sillon, usant toujours de fragments et d’expérimentations pour raconter ce que l’homosexualité fait aux garçons. Nene, un jeune Portoricain, se rend au Palais, un complexe résidentiel en plein désert reconverti en refuge pour la communauté LGBT+. Là-bas, il retrouve Juan, un homme plus âgé, ancien compagnon de malheur avec qui il était interné dans un effroyable hôpital réservé aux homosexuels.
Malade, ce dernier lui confie une mission, celle de poursuivre son œuvre et de faire revivre le travail de Jan Gay, une figure bien réelle, anthropologue lesbienne, pionnière des études sur le sexe, injustement invisibilisée. Un curieux objet littéraire entre réalité et fiction qui conjure, grâce à la poésie, les plus odieuses discriminations et les oublis sélectifs de l’histoire.
Blackouts, de Justin Torres, aux Éditions de L’Olivier, le 19 août 2024 en librairie.
2 Hexes, d’Agnieszka Szpila
Inclassable, cru, cynique, déroutant. Amis qui appréciez les livres bien rangés et les sentiers balisés, passez tout de suite votre chemin. Hexes est le roman le plus fou qu’il nous a été donné de lire depuis plusieurs années. Grâce à une traduction incroyable – le récit est bourré de jeux de mots, de distorsions de la langue et de curieuses alchimies du verbe –, on découvre tout le talent et l’audace de cette jeune écrivaine polonaise.
Hexes est une dystopie qui se déroule à Varsovie dans un futur proche. Anna est PDG d’une compagnie pétrolière. Somnambule, elle se retrouve une nuit à faire l’amour, endormie, à un arbre. La scène est filmée et la vidéo devient virale. Licenciée, humiliée, sa vie s’effondre. Et d’un coup, le récit bascule et prend un tour inattendu.
Anna se retrouve téléportée dans le passé, quatre siècles en arrière, dans le duché de Neisse, un étrange royaume dirigé par des évêques catholiques radicaux. Elle trouve refuge auprès de Mathilde Spalt et des Terreuses, une communauté de femmes qui vivent nues dans la forêt et s’adonnent au plaisir de la chair avec les végétaux. Manifeste pour l’exultation des corps féminins, conte salace, satire écoféministe, le livre est drôle, provocant, fou même par moments. Un pur régal.
Hexes, d’Agnieszka Szpila, aux Éditions Noir sur Blanc, le 5 septembre 2024 en librairie.
3 Histoire d’une domestication, de Camila Sosa Villada
Que de chemin parcouru depuis l’enfance dans ce petit village argentin, où Cristian était raillé par ses camarades pour son rimmel sur les yeux ! Devenue aujourd’hui une femme, Camila Sosa Villada a accompli ses rêves de gloire. Actrice et chanteuse reconnue dans son pays, elle est devenue en un seul roman une écrivaine acclamée partout dans le monde et un emblème des littératures queer. Paru en 2021 en France, Les Vilaines a eu l’effet d’une bombe.
Récit en clair-obscur, teinté de réalisme magique où la transidentité est à la fois une malédiction et un signe de ralliement pour une sororité flamboyante et furieuse, elle y racontait ses années noires à Cordoba, où, étudiante, elle se prostituait en compagnie de nombreux autres transgenres.
Dans Histoire d’une domestication, on retrouve ce double fantasmé, cet alter ego de papier, mais Camila Sosa Villada s’éloigne de l’autofiction pour enfiler véritablement la casquette de la romancière. Son héroïne n’a pas de nom. La comédienne, la trans, on en restera là. On sait juste que c’est une star adulée des foules. En façade, elle est grandiloquente, brandit sa féminité, expose sa sexualité, mais en privé, elle est rongée par les questionnements existentiels et nourrit un rêve : celui de fonder une famille.
Entre la scène où elle brûle les planches grâce aux mots de Cocteau et la ville où elle se confronte au regard des autres et surtout des siens, restés dans son village natal, elle va devoir se battre pour conquérir sa liberté et faire l’épreuve de la maternité. Un roman décapant, qui bouscule. Camila Sosa Villada fait naître de la souffrance des minorités, de leur courage inégalé, une admirable beauté.
Histoire d’une domestication, de Camila Sosa Villada, aux éditions Métailié, le 19 août 2024 en librairie.