Critique

May December de Todd Haynes : miroir, mon beau miroir

23 janvier 2024
Par Félix Tardieu
Julianne Moore et Natalie Portman dans “May December” de Todd Haynes, en salle le 24 janvier 2024.
Julianne Moore et Natalie Portman dans “May December” de Todd Haynes, en salle le 24 janvier 2024. ©May December Productions 2022 LLC

Après une incursion vers le thriller politique sur fond de scandale sanitaire dans Dark Waters, Todd Haynes revient à sa passion première : les actrices. Le film, conforté par un discours réflexif sur la dimension vampirisante du cinéma, se repose – un peu trop, peut-être – sur la double performance électrisante de ses comédiennes principales, Julianne Moore et Natalie Portman.

Elizabeth (Natalie Portman), actrice populaire en quête d’une véritable consécration, s’immisce dans la vie de Gracie (Julianne Moore) pour s’imprégner de son futur rôle. En effet, un film est en préparation autour de cette quinquagénaire qui, une vingtaine d’années auparavant, a été au centre d’une affaire ayant fait les beaux jours de la presse à scandale (allusion à un fait divers réellement survenu à Seattle en 1997). Cette dernière fut emprisonnée pour sa liaison extraconjugale avec Joe, incarné par Charles Melton (alumni de la série Riverdale), un adolescent de 13 ans au moment des faits…

Malgré la déferlante médiatique, Gracie s’est mariée avec Joe et vit à présent avec lui et leurs enfants dans un havre de paix et de jeunesse éternelle troublant, remise en question par l’arrivée d’Elizabeth, de plus en plus déterminée à exhumer le passé de Gracie pour mieux préparer son futur rôle. Joe, dont la progéniture s’apprête à aller à l’université, ressemble de toute évidence moins à un père qu’à un grand frère bienveillant, dont le corps même semble être encore prisonnier de sa prime jeunesse alors qu’il approche la quarantaine.

Faites entrer l’accusée

Le film démarre sur les chapeaux de roue au rythme de la bande originale du Messager de Joseph Losey (Palme d’or 1971), composée par Michel Legrand, et réarrangée tout le long du film par Marcelo Zarvos. D’aucuns croiront à un épisode de Faites entrer l’accusé, dont le générique reprend le thème iconique de Legrand. Le film de Todd Haynes plongerait-il alors dans les eaux troubles du fait divers ?

Heureusement, le réalisateur de Carol – qui ne pouvait (on l’espère) se douter de l’étrange résonance produite chez le public français – évacue le doute et rassure quant à sa capacité à « parasiter » un cinéma très codifié (le mélodrame dans Carol ou Loin du Paradis, le biopic dans I’m not There, etc.) et de faire précisément germer des portraits de personnages complexes dans les brèches qu’il s’emploie à percer dans le genre, dans tous les sens du terme.

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Le générique le pose d’entrée de jeu : en filmant au plus près les papillons qu’élève Joe tout au long du film, May December se présente comme une étude de cas, en tout cas quelque chose comme la phase d’observation d’une expérience d’entomologiste. Pas si étonnant de la part d’un cinéaste bien connu pour dépeindre des personnages de femmes (ou s’amusant justement de l’insaisissabilité d’une identité fluide et indécise, comme dans Velvet Goldmine et I’m not There) pris dans des espaces confinés, enfermés dans la panoplie de la housewifeSafe, Loin du Paradis, Carol ou la minisérie Mildred Pierce (HBO).

Dans ce petit laboratoire – on en rajoute à peine, tant la photographie de Christopher Blauvet (chef opérateur attitré de Kelly Reichardt) instaure un cadre à la fois doucereux et clinique –, Todd Haynes se pose en observateur d’une métamorphose. Celle d’une actrice, d’abord, en même temps qu’il observe, presque à huis clos, la résistance que lui oppose Gracie, interprétée par une Julianne Moore géniale d’ambiguïté et de précision. Ou plutôt, Haynes enregistre des tentatives de métamorphoses, tantôt périlleuses, voire lamentables (Elizabeth ne parviendra jamais vraiment à se glisser dans la peau de Gracie), tantôt empêchées (Joe restant malgré lui larvé dans le cocon d’une éternelle adolescence).   

Natalie Portman dans May December. ©May December Productions 2022 LLC

Julianne Moore, dont le premier grand rôle (Safe, 1995) inaugurait en quelque sorte la matrice du cinéma de Todd Haynes, se glisse une fois de plus dans la panoplie de la femme au foyer affichant une double existence, à la fois publique et privée, opposant le miracle de l’intimité à la performance du personnage public.

Le réalisateur de Dark Waters (2019), qui travaille toujours sur cet entre-deux et sa porosité, semble ici s’installer à une distance plus ironique, voire cynique, pour regarder ces deux actrices jouer au chat et à la souris. Par ailleurs, le personnage de Gracie est évidemment mis sur le même plan que celui d’Elizabeth, actrice à sa manière, dont le cinéaste laisse planer le doute sur la moralité. Finalement, Gracie pourrait tout aussi bien être la victime de son double médiatique que sa grande orchestratrice.

Alien vs. Prédatrice 

Todd Haynes ne rechigne pas à mettre les pieds dans le plat, multipliant sans vergogne les plans où le cadre se transforme en miroir devant lequel les deux femmes s’observent dans un mélange d’attirance et d’adversité. Les plus grandes scènes de May December constituent, paradoxalement, sa principale pierre d’achoppement.

Les scènes où Elizabeth/Portman et Gracie/Moore se « dévisagent » assez littéralement dans l’œil de cette caméra-miroir – dans la maison de Gracie d’abord, puis un magasin de vêtements – produisent un effet de dédoublement de la silhouette de Gracie, qui domine alors la scène et encercle Elizabeth tel un prédateur autour de sa proie. 

Julianne Moore et Natalie Portman dans May December. ©May December Productions 2022 LLC

Ces tableaux sont, de fait, parfaitement composés et produisent le discours méta escompté. Voilà deux actrices qui parviennent à se voir sans se regarder alors que la mise en scène de Haynes déploie une géométrie du regard assez ludique. Savoureux – surtout lorsqu’il s’agit de voir, dans un même plan, Natalie Portman se réinventer et Julianne Moore conforter son génie –, mais somme toute assez peu subtil.

Tout le film travaille ainsi à instaurer une symétrie entre les deux femmes, sans jamais se positionner vraiment dans le point de vue de l’une ou de l’autre. Haynes reste à une certaine distance qui trahit quelque peu le point de vue grinçant et le malin plaisir du cinéaste américain à laisser ces deux personnages s’entredévorer (symboliquement, tout du moins). Ces grandes scènes « en miroir » qui, du fait de leur statut instantané de pièce maîtresse, condensent en quelques plans-séquences tout le programme du film, atténuent paradoxalement la puissance de l’ouvrage. 

D’un Todd à l’autre 

De ce duel vénéneux, Haynes tire un certain goût pour la farce dissimulée sous une couche d’esprit de sérieux qui n’est pas sans rappeler Tár de Todd Field, qui s’amusait lui aussi à s’effacer dans un premier temps derrière le masque d’un réalisme étrange avant de diffuser le trouble dans un second mouvement.

Mais, à la différence de Todd Field, qui malmenait sciemment son personnage de cheffe d’orchestre tyrannique incarné par Cate Blanchett pour pouvoir mener à bien sa critique généralisée des valeurs morales dominantes (aussi bien de la cancel culture et du progressisme que de la domination d’une certaine élite se faisant le héraut de l’universalisme et de la pureté de l’art), Haynes poursuit une entreprise déjà bien avancée dans sa filmographie – cette fascination pour « le sujet et son double », qui se prévaut heureusement de tout nihilisme. 

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Portman et Moore excellent toutes les deux à tenir ce fil ténu entre ridicule et gravité, rendant certaines scènes ambiguës potentiellement risibles, mais effectivement jouissives.

Comme lorsque Elizabeth, method acting oblige, retourne sur les lieux de l’adultère en mimant les étreintes de Joe et Gracie, où lorsque cette dernière, une fois son « enquête » arrivée à son terme, apparaît enfin face-caméra dans la peau de Gracie.

Là où Julianne Moore confirme, Natalie Portman s’aventure, quant à elle, dans un registre où l’on ne s’attendait pas à la voir et s’emploie remarquablement à jouer une femme assez convaincue d’être une grande actrice (que cela ne passe surtout pas pour de la misogynie de la part de Haynes, loin de là) et qui de toute évidence incarne laborieusement son modèle. 

Julianne Moore et Natalie Portman dans May December.

Haynes se délecte de déconstruire la croyance hollywoodienne en l’incarnation parfaite, critique à peine voilée du method acting, technique héritée de l’Actors Studio devenue un passage obligé à Hollywood pour quiconque souhaiterait décrocher l’Oscar.

C’est précisément en exhibant le jeu faussement habité d’Elizabeth qu’Haynes déroule son cinéma et, ce faisant, verrouille finalement son film sur une interprétation à sens unique : il n’y a d’identité que fuyante, insaisissable, multiple, et l’Autre restera ainsi toujours inaccessible, mouvant. L’adage shakespearien du monde comme théâtre, en somme. 

Si May December se repose in fine un peu trop nonchalamment sur cette ligne pas bien épaisse, un autre embryon de film voit heureusement le jour lorsque le cinéaste dévie de ses actrices pour se focaliser sur le personnage de Joe.

Ici et là se profilent quelques scènes intimistes, anodines en apparence – son fils lui offrant son premier joint sur le toit de leur maison, par exemple – et qui, tout en étant bien moins voyantes que la performance en miroir des deux actrices principales, laissent entrevoir ce qu’aurait pu être le véritable nœud dramatique du long-métrage. 

May December, de Todd Haynes, avec Julianne Moore, Natalie Portman et Charles Melton, 1h57, en salle le 24 janvier 2024.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste