Critique

Féminisme, univers gothique et préparation… On a rencontré le casting de Pauvres Créatures

15 janvier 2024
Par Lisa Muratore
Emma Stone est la tête d'affiche de “Pauvres Créatures“, attendu le 17 février au cinéma.
Emma Stone est la tête d'affiche de “Pauvres Créatures“, attendu le 17 février au cinéma. ©Searchlight Pictures

Après son sacre aux Golden Globes 2024, notamment dans la catégorie meilleur film comique, Pauvres Créatures est attendu au cinéma ce mercredi 17 janvier. À cette occasion, L’Éclaireur revient aux côtés du casting sur le nouveau long-métrage de Yórgos Lánthimos.

Quatre ans après La Favorite (2019), Yórgos Lánthimos est de retour avec Pauvres Créatures. Pour la première fois, le réalisateur grec s’attaque à l’adaptation d’un roman sur grand écran, celle du livre éponyme de l’écrivain écossais Alasdair Gray, publié en 2003. 

Pauvres Créatures se concentre sur Bella Baxter (Emma Stone), une jeune femme ramenée à la vie par Godwin Baxter (Willem Dafoe), un scientifique aux méthodes peu orthodoxes. Après son suicide, le chercheur est parvenu à la réanimer, grâce au cerveau de son propre fœtus. Ainsi, le corps de Bella est en complet décalage avec son esprit. 

Emma Stone incarne Bella Baxter dans Pauvres Créatures. ©Searchlight Pictures

Avide de découvrir un monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit un jour avec Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), un avocat débauché qui va l’initier aux plaisirs de la chair et embarquer, à ses côtés, pour une aventure rocambolesque qui les mènera au Portugal, en Égypte, puis à Paris. 

Bella goûte ainsi à la jouissance sexuelle, découvre la spiritualité et la philosophie. Néanmoins, au cours de son périple, notre héroïne va également se frotter à l’égoïsme humain, à la violence du monde et au machisme ambiant. Véritable voyage initiatique, Pauvres Créatures s’articule autour de la quête d’indépendance du personnage incarné par Emma Stone. L’actrice américaine – qui vient de remporter le Golden Globes de la meilleure actrice dans un film comique – s’empare du mythe autour du monstre de Frankenstein pour lui donner une couleur féministe, portée par l’univers aussi fantasmagorique qu’acerbe de Yórgos Lánthimos. 

Emma Stone et Yórgos Lánthimos, un duo qui fait des étincelles

En 2019, Emma Stone évolue pour la première fois devant la caméra du réalisateur dans La Favorite. Dans ce rôle à contre-emploi, la comédienne incarne une jeune femme prête à tout pour renouer avec ses racines aristocrates et devenir la confidente de la reine Anne (Olivia Colman). Coups tordus, trahisons et faveurs sexuelles sont les maîtres mots de cette satire victorienne dans laquelle Emma Stone déploie un jeu aussi vicieux que jouissif.

Emma Stone et Yórgos Lánthimos sur le tournage de Pauvres Créatures.©Searchlight Pictures

Alors, quand Yórgos Lánthimos pense à son prochain coup de maître cinématographique, il n’est pas étonnant qu’il ait voulu s’associer à sa nouvelle muse. Il lui offre un rôle dans lequel elle prouve qu’elle peut encore repousser ses limites en interprétant des personnages picaresques, complètement fous et puissants. 

Après un deuxième projet de court-métrage, les artistes ont très rapidement commencé à penser à Pauvres Créatures, comme l’explique Emma Stone en conférence de presse : « Il m’a parlé du projet alors que nous venions de terminer le tournage de La Favorite. Nous avons pu développer cette histoire durant de longues années et évoquer tous les aspects de la production. » 

Emma Stone dans Pauvres Créatures. ©Searchlight Pictures

Emma Stone, qui officie en tant que productrice, est d’ailleurs revenue sur cette fonction aux côtés de Yórgos Lánthimos et leur dynamique sur le tournage : « L’idée en tant que productrice, c’était avant tout de soutenir sa vision artistique, une vision artistique qui n’appartient qu’à lui. Nous nous entendons très bien et nous nous comprenons très facilement. Nous n’avons pas besoin de parler beaucoup et Yórgos n’aime pas trop intellectualiser. Il est très pragmatique et j’adore son univers. Il essaie beaucoup de choses, il est très ouvert à l’expérimentation. »

La naissance des créatures 

L’expérimentation, parlons-en ! Tel Godwin Baxter, Yórgos Lánthimos a expérimenté beaucoup de choses en amont du tournage pour donner vie à son univers gothique. « Pendant trois semaines, nous avons joué tous ensemble devant Yórgos, raconte Emma Stone. C’est un compositeur qui nous indiquait ce que l’on devait faire afin que l’on assimile le script et les dialogues, sans gêne, sans contraindre nos corps. Au moment où nous sommes arrivés sur le tournage, nous étions préparés, car l’histoire implique une certaine vulnérabilité. Je me sentais comme dans une troupe de théâtre. Nous étions à l’aise et proches les uns des autres. »

Mark Ruffalo dans Pauvres Créatures. ©Searchlight Pictures

De son côté, Mark Ruffalo évoque les recherches pour trouver son personnage, en expliquant que le cinéaste l’a incité à regarder Belle de jourle film culte de 1967 avec Catherine Deneuve, dont l’histoire rappelle l’un des passages clés de Pauvres Créatures, dans un bordel parisien. 

Willem Dafoe dans Pauvres Créatures. ©Searchlight Pictures

L’acteur américain a également expliqué avoir beaucoup travaillé afin de trouver l’essence comique de son personnage. Un labeur beaucoup plus naturel pour Willem Dafoe qui, quant à lui, a été aidé par les prothèses de son visage : « Je me suis vu apparaître progressivement devant le miroir au fur et à mesure que l’on me mettait les prothèses. Puis, j’ai enfilé mon costume. J’avais aussi des prothèses sur le corps, ce qui a grandement changé ma manière de bouger. Tout cela ouvre des portes vers le jeu, car cela rend l’expérience précise et vous emporte loin de ce que vous êtes habituellement. Ce qui peut apparaître comme des obstacles sont les plus grands outils, ce sont des leviers pour votre imagination. »

Chaque détail compte  

À la différence de The Lobster (2015) ou de La Favorite, Pauvres Créatures possède une envergure unique. On sent que le cinéaste a repoussé les limites de sa photographie, des effets visuels, des costumes et des décors afin de donner vie au monde baroque et onirique d’Alasdair Gray. L’univers de l’auteur représente le terrain de jeu idéal pour Yórgos Lánthimos, réalisateur du détail – ses acteurs en conviennent –, qui déploie ici un imaginaire immersif, sans limites, tel que Bella le perçoit, et dans lequel chaque détail est le symbole d’une idée.

« Dans le manoir de Godwin Baxter, chaque détail était impressionnant et nous transportait dans l’histoire fantastique de ce monde », note Willem Dafoe. Emma Stone ajoute, quant à elle, que le travail sur les costumes a été primordial, l’aidant à capter l’évolution de son personnage dans un univers si particulier : « Nous avons étudié les couleurs et les formes tout en réfléchissant à la trajectoire de Bella. Les costumes sont aussi beaux qu’informatifs, car ils nous renseignent vraiment sur la manière dont elle évolue. »

Emma Stone dans Pauvres Créatures.©Searchlight Pictures

Le changement d’état de Bella passe également par son changement de posture physique, un travail de recherche de longue haleine, qui démontre toute la physicalité et les ressources qu’attendait Yórgos Lánthimos de la part de son actrice : « Nous avons testé beaucoup de choses, car c’est une femme avec un cerveau de bébé, mais aussi une femme avec un corps mûr. Pour transfigurer son évolution, nous nous sommes appuyés sur des mouvements plutôt robotiques, en travaillant les expressions du visage. Nous ne voulions pas qu’elle ait des expressions enfantines, car c’était plus intéressant d’en faire une espèce à part entière, le résultat d’une expérience unique. »

Un propos féministe et humaniste

L’un des points culminants de l‘évolution de Bella réside d’ailleurs dans une scène de danse qui, selon Emma Stone, est « plus qu’une scène de danse. C’est une scène de dispute qui en dit beaucoup sur sa dynamique avec Duncan. Elle essaie d’exprimer sa liberté et lui la restreint en lui demandant de se rasseoir. »

C’est là tout le propos de Pauvres Créatures. Le film se présente avant tout comme une fable féministe. « Il s’agit d’une histoire de libération, un film sur l’éveil d’une personne, et une réflexion sur les choses que l’on prend pour acquises, comme les conventions sociales. C’est une histoire sur la manière de trouver sa propre nature plutôt que de dépendre de la nature attendue par la société », d’après Willem Dafoe. Non conformiste, comme l’a toujours été le cinéma de Yórgos Lánthimos, Pauvres Créatures s’inscrit, en effet, dans la continuité de La Favorite en montrant le point de vue d’une femme forte qui va dépasser sa condition et aller au-delà des carcans que lui impose la société. 

Mark Ruffalo et Emma Stone dans Pauvres Créatures.©Searchlight Pictures

« Personne ne peut rester le même à travers ce voyage. Bella a un impact sur tout le monde. Les conventions ne peuvent plus être les mêmes face à ce qu’elle provoque, face à ce qu’elle nous apprend sur la vie », souligne Mark Ruffalo. Et Emma Stone de renchérir : « Sa soif de vie extrême m’inspire beaucoup. C’est une amoureuse de la vie. Elle expérimente les bons moments comme les mauvais sans jugement, car ça lui permet de grandir. »

Il en ressort un film bourré d’humanisme. Une notion d’humanité et un message fédérateur qui ont motivé le choix de Willem Dafoe et de Mark Ruffalo de participer au long-métrage, selon les deux artistes. D’après le premier : « Incarner des personnages qui sont très éloignés de moi et qui ont une perspective différente sur la façon d’appréhender le monde, c’est très enrichissant. Nous apprenons tellement des gens qui sont différents de nous, qui sont en marge de la société. Nous devons tendre vers d’autres perspectives. Elles nous forcent à nous questionner et à être curieux. C’est pour cela que des personnages comme Godwin Baxter stimulent cette curiosité. »

Willem Dafoe dans Pauvres Créatures.©Searchlight Pictures

Pour Mark Ruffalo, le message humaniste dépasse même le message féministe : « C’est davantage un film sur les conventions que nous avons en tant que société. Bella se libère de cette vie, elle va s’élever, elle n’a aucune condition contrairement aux personnages masculins qui sont complètement démolis par leurs conditions. Au-delà du message politique ou féministe, Pauvres Créatures nous pousse à nous interroger sur le monde dans lequel nous voulons vivre. C’est le plus grand message du film. »

On en pense quoi, finalement, de Pauvres Créatures ?

Ce message a su convaincre le jury de la Mostra de Venise en 2023, qui a remis au film de Yórgos Lánthimos le fameux Lion d’or, avant que ne lui soit décerné le Golden Globes du meilleur film comique le 7 janvier dernier. Grâce au mélange des genres mêlant essai humaniste, humour, et picaresque baroque, le réalisateur est parvenu à offrir un récit initiatique qui dynamite le mythe de Frankenstein. Le monstre prend (enfin) sa revanche sur la société. 

Bande-annonce VOSTFR de Pauvres Créatures.

Yórgos Lánthimos offre ici une œuvre à l’envergure plus large, mais toujours aussi maîtrisée, et portée par un casting flamboyant. Bien qu’il propose un film au charme moins jouissif que La Favorite, le réalisateur, à travers sa mise en scène fantasmagorique, des séquences d’une grande émotion, ainsi que des scènes absurdes, questionne notre rapport au monde et à l’autre. Il interroge la marginalité à travers un récit féministe inspirant, plus optimiste que ses précédentes œuvres, et nous pousse à nous demander qui sont finalement les Pauvres Créatures ? Sûrement pas Bella Baxter, en tout cas.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste