Entretien

Jordan Mechner (Prince of Persia) : “Plus on vieillit, plus on est curieux du passé”

16 janvier 2024
Par Alexandre Manceau
Jordan Mechner en pleine séance de dédicace de “Replay”.
Jordan Mechner en pleine séance de dédicace de “Replay”. ©jordanmechner.com

Avec sa bande dessinée Replay – Mémoires d’une famille, Jordan Mechner raconte et dessine avec émotion comment son grand-père, son père et lui-même se sont retrouvés déracinés à plusieurs décennies d’intervalle. Autant de bouleversements et de chapitres qui l’ont aussi poussé à imaginer il y a plus de 30 ans l’aventure Prince of Persia, une saga aujourd’hui écoulée à plus de 20 millions d’exemplaires et qui s’apprête à faire un retour remarqué en ce début d’année 2024.

Avez-vous pensé votre BD comme le témoignage d’un père à ses enfants sur l’histoire de sa famille ?

Quand on est enfant, on est concentré sur nos propres passions et aspirations, sur ce que nous voulons faire à l’avenir. C’est normal, le passé est moins intéressant. C’est en tout cas ce que je ressentais à l’âge de 14 ans lorsque mon grand-père a écrit ses mémoires, tel que je l’évoque dans les premières pages de Replay. J’étais plus concentré sur mon Apple II et sur mon enthousiasme à créer des jeux vidéo. Mais, plus on vieillit, plus on est curieux du passé. J’imagine que, pour mes enfants, ce sera pareil. Sur le rabat du livre, j’ai fait exprès de laisser la question “Papa, c’est pour qui ?” sans réponse, précisément pour que le lecteur puisse se la poser.

Replay est un terme qui parle forcément aux fans de jeux vidéo. Pourquoi ce titre était-il important pour vous ?

Je cherchais un titre qui évoquait à la fois les jeux vidéo et l’idée que l’histoire se répète. Il y a aussi la notion de “replay” que nous faisons dans notre tête, lorsque nous regrettons ou pleurons un résultat que nous aurions voulu éviter ou différent. C’est aussi parce que ce livre raconte à la fois mon parcours dans l’univers vidéoludique et l’histoire de ma famille au XXe siècle, qui est la véritable source et la trame de fond de mes jeux.

Une œuvre racontée par la famille et pour la famille.©Delcourt Tonkam

Pourquoi avoir choisi le format de la bande dessinée pour raconter ces “mémoires” ?

Je ne pense pas que Replay aurait pu être autre chose qu’une BD. C’est un support qui autorise à passer d’une époque et d’un pays à l’autre, d’un moment intime à un moment épique, avec une fluidité que ne permettrait pas un film. On peut même passer de la vraie vie à une scène de jeu vidéo. Je dessine les personnes de ma famille, que je connais très bien, je raconte des moments que j’ai vécus. Il y a certaines choses que l’on peut exprimer avec un dessin, mais qui sont trop lourdes à expliquer ou à décrire avec des mots. C’est pour cette raison que la bande dessinée est magique.

Cette BD est aussi l’occasion d’apprendre que Prince of Persia est fortement inspiré par l’histoire de votre famille, de votre grand-père à votre père, en passant par vous et votre frère…

En écrivant Replay, j’ai été surpris de découvrir à quel point la création de Prince of Persia et de mes autres jeux a été influencée par des éléments de mon histoire familiale. Ça a dû se produire inconsciemment. Ça me fascine, et c’est d’ailleurs l’un des thèmes du livre : la transmission, même lorsque nous n’en sommes pas conscients. Je ne veux pas spoiler pour ceux qui ne l’ont pas lu, mais il y a un moment qui s’est révélé comme une grande surprise, même pour moi.

Retour à l’adolescence et aux débuts de la programmation.©Delcourt Tonkam

Imaginiez-vous que le jeu vidéo pourrait devenir une industrie mondiale et un art, quand vous avez commencé la programmation à l’âge de 15 ans ?

En 1979, j’avais 15 ans et je voyais déjà les jeux comme un nouveau média audiovisuel, un moyen de raconter des histoires, de créer des mondes et des aventures. Ce qui était génial pour moi, en tant qu’enfant, c’est que le média était jeune, lui aussi. Je pouvais donc créer des œuvres qui toucheraient un public, sans que les joueurs se rendent compte que je n’étais qu’un gamin. Il était évident que la technologie allait s’améliorer, que les graphismes et le son deviendraient plus puissants. Je n’aurais juste pas pu imaginer que cela se produirait aussi rapidement.

Dans Replay, vous livrez dix conseils pour créer un jeu et vous dites que le numéro 10 vous empêche toujours de dormir. Pour quelle raison ?

Mon conseil numéro 10 est “Personne ne sait ce qui va réussir”. Et c’est vrai : pour un studio de développement dont des millions d’euros reposent sur l’espoir que le jeu sera un best-seller et couvrira son coût de production, c’est une pensée qui peut vous empêcher de dormir.

Prince of Persia, un univers mythique du jeu vidéo qui a touché plusieurs générations.©Ubisoft

Quel regard portez-vous sur l’industrie vidéoludique aujourd’hui ?

Le marché mondial des jeux n’a jamais été aussi vaste et diversifié, et, en même temps, il n’y a jamais eu autant de titres qui concourent pour attirer l’attention. Comme à Hollywood, on peut dire que les titres AAA de nombreux éditeurs souffrent d’une sorte de similitude, d’une tendance à copier les succès précédents ou ce qu’ils pensent être la demande du marché. Mais, en même temps, pour un créateur de jeux indépendant, les outils d’aujourd’hui sont si puissants que l’opportunité d’être novateur est plus grande que jamais.

Ces dernières années ont aussi été marquées par la révélation des conditions de travail dans les grands studios de jeux vidéo américains. Avez-vous déjà été choqué par certaines pratiques de l’industrie ?

J’ai eu la chance, dans ma vie professionnelle, de ne jamais avoir connu personnellement ce genre de “crunch en permanence”, de culture du travail abusive ou toxique. Mais je connais assez de personnes qui ont vécu et m’ont raconté des situations choquantes et honteuses. J’espère que ces récentes révélations se révéleront être une étape positive, en ce sens qu’elles encouragent les travailleurs à s’exprimer lorsque les choses ne sont pas correctes, afin que les choses s’améliorent.

Pensez-vous que Prince of Persia a encore de quoi surprendre et attirer les fans, anciens comme nouveaux, malgré la concurrence ?

Ce qui est certain, c’est que Prince of Persia occupe une place particulière dans le cœur des joueurs. Beaucoup d’entre nous avons des souvenirs de famille ou d’enfance liés à ce jeu, qu’il s’agisse de la trilogie des Sables du temps, du reboot de 2008 ou du Prince of Persia original en 2D. Je pense qu’il y a quelque chose de magique dans la combinaison des jeux modernes avec la culture, la mythologie perse ancienne et le monde enchanté des Mille et Une Nuits.

Prince of Persia: The Lost Crown sera disponible dès le 15 janvier.©Ubisoft

Cela a fonctionné en 1989 et à chaque nouvelle évolution de la technologie. La mythologie perse est une source riche et profonde, qui s’appuie sur des milliers d’années de tradition narrative. Avec les jeux réalisés jusqu’à présent, nous n’avons fait qu’effleurer la surface des merveilles que la culture perse a à offrir.

Prince of Persia: The Lost Crown sort le 15 janvier. Avez-vous pu vous faire un premier avis sur ce nouveau chapitre ?

À l’origine, Prince of Persia était un jeu de plateforme en 2D. L’équipe derrière ce nouvel opus (Ubisoft Montpellier) a choisi un angle très intelligent en en faisant un Metroidvania moderne à monde semi-ouvert, avec des graphismes stylisés et en mettant l’accent sur des éléments fantastiques, tout en respectant l’héritage et les piliers des opus précédents. J’ai eu le plaisir de travailler avec l’équipe du studio de Montpellier sur des projets antérieurs, je connais leur talent et leur passion pour cet univers, et je sais qu’ils ont apporté beaucoup de réflexion, de créativité et d’expérience à The Lost Crown. J’ai vraiment hâte de jouer à la version finale et de découvrir tout ce qu’ils y ont mis.

Quels souvenirs gardez-vous de votre expérience en tant que producteur exécutif sur le film Prince of Persia : les sables du temps ? Pourquoi une saga n’a-t-elle pas vu le jour ?

Le film Prince of Persia : les sables du temps (2010) a été l’une des premières adaptations de jeu vidéo à gros budget. Aujourd’hui, il m’arrive de rencontrer des personnes qui gardent un souvenir impérissable de ce film et pour qui le Prince de Perse de leur enfance, c’est Jake Gyllenhaal. Si l’on prend un peu de recul, c’est un film que beaucoup de gens ont apprécié. Il a rapporté 335 millions de dollars au box-office, un record mondial à l’époque. S’il avait coûté 80 millions au lieu de 200 millions, il aurait été évidemment rentable et serait même devenu une série. Mais l’un des producteurs, Jerry Bruckheimer, venait de faire Pirates des Caraïbes et, avec ce budget, il aurait fallu que le film rapporte 700 millions. Personnellement, j’aurais aimé voir la version à 80 millions de dollars du film, avec mon scénario. Mais une fois de plus, me revoilà en train de faire un “replay” !

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Article rédigé par
Alexandre Manceau
Alexandre Manceau
Journaliste