Entretien

Dans le monde du gaming, “Un seul flop peut faire couler toute une entreprise”

12 mars 2022
Par Agathe Renac
Dans le monde du gaming, “Un seul flop peut faire couler toute une entreprise”
©DR

Les jeux vidéo n’ont aucun secret pour lui. Dans son nouveau livre, Press Reset, le journaliste et spécialiste Jason Schreier dévoile les faces cachées de cet univers fantasmé.

Comment l’industrie du jeu vidéo est-elle devenue l’une des plus influentes dans le monde du divertissement en 70 ans ?

Je pense que, d’une manière générale, les jeux vidéo sont devenus très qualitatifs, intéressants, divertissants, agréables et accessibles. C’est difficile de ne pas être attiré par cet univers. Il y a aussi un phénomène de transmission. Ceux qui ont grandi en jouant dans les années 1970-1980 sont maintenant adultes et ils ont initié leurs enfants. Il y a aussi une génération qui ne joue pas (ou peu) : des personnes plus âgées, qui ont grandi dans les années 1950-1960. Mais aujourd’hui, elles ne représentent plus la majorité. Ces pratiques de gaming deviennent de plus en plus importantes chaque année. Sans parler du fait qu’avec les smartphones, on a carrément des ordinateurs dans nos poches ! Ça rend l’accès aux jeux encore plus facile.

Imaginer des aventures et leur donner vie à travers un jeu vidéo fait rêver des millions de passionnés. Vous évoquez pourtant une part d’ombre derrière ces métiers fantasmés…

Il y a en effet plusieurs problèmes, notamment le sexisme et le phénomène de “crunch” (période de travail intense durant laquelle les développeurs s’épuisent et enchaînent les heures supplémentaires pour terminer un projet, ndlr). Mais dans Press Reset, je me concentre surtout sur celui de la volatilité. Les entreprises de jeux vidéo sont incapables de garder leurs travailleurs et de retenir les talents. Elles sont souvent confrontées à des fermetures de studios, à des licenciements et à des burn-out. Dans le livre, je parle de ces histoires folles qui se cachent derrière certains jeux, comme Disney, qui voulait se retirer de l’industrie du gaming, ou de 38 Studios, qui était à court d’argent.

Comment expliquez-vous les licenciements massifs, alors que les gros studios ne semblent pas manquer d’argent ?

Il y a plusieurs raisons qui peuvent expliquer ce phénomène. Déjà, il s’agit d’un secteur qui dépend beaucoup du succès. Dans ce milieu, on peut dépenser beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent pour créer un jeu. Et parfois, tu te rends compte que tu as perdu quatre ans de ta vie et que tu n’as pas réussi à sortir un hit. Aujourd’hui, on se retrouve avec des jeux qui coûtent de plus en plus cher à concevoir et qui prennent de plus en plus de temps à fabriquer. Il me semble que c’est à l’origine d’une grande partie de cette volatilité.

©Mana Books

C’est un marché concurrentiel qui veut créer des jeux à succès. De nombreuses entreprises du gaming sont cotées en bourse et c’est problématique, car elles doivent toujours courir après de meilleurs résultats. Ça peut devenir insoutenable : un seul flop peut faire couler toute une boîte.

Cette instabilité a-t-elle, selon vous, une incidence sur la conception et la qualité des jeux ?

Il s’agit plutôt d’un impact indirect, car il conduit à de grosses fuites de cerveaux. De nombreux talents finissent par se lasser et décident de partir. Mais c’est difficile de mettre des chiffres sur ce phénomène. Par exemple, comment quantifier l’impact du départ d’un programmateur qui a dix ans d’expérience et qui n’est pas remplacé ? Ce qui est sûr, c’est que beaucoup de travailleurs se sont épuisés et finissent par partir. Quand on regarde les propositions d’emploi, on se rend compte que beaucoup d’offres senior sont vacantes depuis longtemps. Et ça, c’est le résultat de l’instabilité de cette industrie.

Vous parlez d’une “déshumanisation des travailleurs”. Est-ce un problème originel ou est-ce lié à l’évolution et à l’ascension de l’industrie du jeu vidéo ?

Je pense que le problème a toujours existé. Cette industrie s’est développée de façon très disparate. Il y avait de très petits groupes de personnes qui travaillaient énormément, pendant des heures, sans voir cette activité comme un job parce que c’était un nouveau monde, un nouveau domaine… Ils se disaient : “Oh mon Dieu, notre métier est de développer des jeux vidéo !” et y consacraient beaucoup de temps. C’est une idée qui reste ancrée et qui justifie des comportements dérangeants.

Quel est l’impact sur le quotidien et la vie psychologique des équipes ?

J’ai parlé à certaines personnes qui ont fait un burn-out et ne se sentaient plus capables de rester dans l’industrie du jeu vidéo. Il y a aussi le salaire, qui est meilleur dans d’autres domaines. S’ils passent du gaming à la technologie, ils peuvent gagner deux fois plus d’argent en travaillant moitié moins. C’est le type de secteur où les travailleurs doivent vraiment vouloir faire des jeux et ne faire que ça pour ne pas partir. Pour ceux qui jettent l’éponge, certains ont choisi d’être indépendants et ont eu des carrières en dents de scie, certains sont passés d’une grande entreprise à une autre, et d’autres encore ont complètement changé de domaine, pour aller vers l’ingénierie, la technologie, la banque… Ces personnes sont juste à la recherche de meilleurs emplois, de carrières plus saines, plus stables.

Justement, est-il possible de travailler de façon durable et saine dans le gaming ?

Oui, je pense que c’est vraiment possible. Aujourd’hui, les entreprises s’améliorent et essaient de créer des environnements de travail durables. La pandémie a provoqué de nombreux changements et on s’est rendu compte que le travail à distance était une bonne option. Ça aide beaucoup.

Quelles solutions avez-vous identifiées pour améliorer cette industrie ?

J’ai consacré tout un chapitre à ces solutions. Je parle notamment de la syndicalisation, qui pourrait permettre aux travailleurs de se battre et de s’assurer qu’ils peuvent échanger avec la hiérarchie sans être dans une position de faiblesse. J’aborde aussi beaucoup la question du travail à distance. L’un des plus grands problèmes de la volatilité, c’est le fait de devoir se déplacer sans cesse. De devoir déménager toutes les X années vers un nouveau lieu, pour un nouveau travail. C’est difficile pour prendre vraiment ses marques quelque part, pour fonder une famille…

Aux États-Unis, tout est tellement dispersé. L’une des boîtes dont je parle dans Press Reset était basée à Boston, mais il n’y a pas beaucoup de grandes entreprises de jeux dans cette ville. De nombreux employés travaillaient là-bas et quand ils ont été licenciés, ils ont réalisé qu’ils allaient devoir déménager à 5 000 km, en Californie, pour rester dans l’industrie du gaming. Certains ne voulaient pas partir, ils ont donc dû quitter le monde des jeux vidéo. Le fait de télétravailler pourrait vraiment changer les choses et créer cet environnement beaucoup plus sécurisant pour de nombreuses personnes.

Press Reset, Jason Schreier, Mana Books, 403 p., 18 €. En librairie depuis le 3 mars 2022.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste
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