La nouvelle saison de Rick et Morty conduit nos héros éponymes dans des territoires particulièrement tragiques, et L’Éclaireur s’est penché sur les raisons de ce phénomène.
Le rire est une chose sérieuse et nul ne le sait mieux que Dan Harmon, le cocréateur bien singulier de Rick et Morty. Et de sérieux, il fallait en faire preuve pour réussir à satisfaire les fans de la série, qui attendaient sa reprise au tournant après l’éviction de Justin Roiland (cocréateur et doubleur original des deux protagonistes éponymes) en raison de plusieurs allégations à son sujet. Bon nombre d’entre eux craignaient une baisse de qualité significative lors de la diffusion de la saison 7, en octobre dernier.
Celle-ci a pourtant commencé comme toutes les autres, avec des épisodes se focalisant sur l’aventure de la semaine. L’un d’entre eux s’est malgré tout montré marquant pour une séquence particulièrement crève-cœur sur une reprise de Live Forever d’Oasis. Elle a su prendre les spectateurs par surprise, surtout dans un épisode d’une aussi grande absurdité. Mais rien ne préparait les habitués de la série à ce qui allait se produire au beau milieu de la saison.
Quand le Ricktus s’efface
La fin de la sixième saison annonçait pourtant la couleur : Rick comptait redoubler d’efforts dans sa quête de vengeance à l’encontre de son ennemi juré, Rick Prime. Et si ces nouvelles aventures de la famille Sanchez semblaient reléguer cette intrigue au second plan, ce n’était que pour mieux nous choquer avec un cinquième épisode riche en émotions. Ce dernier nous a rappelé les débuts de la série, lorsque Morty a perdu le peu d’innocence qu’il lui restait à l’issue d’E-Rick-xir d’amour.
Les téléspectateurs de la première heure pouvaient y percevoir une certaine ambiguïté, mais ce ne serait plus le cas aujourd’hui. Le drame s’est si souvent invité dans la série animée que le résultat est sans équivoque : l’histoire personnelle de Rick est bel et bien une tragédie, dans le sens le plus existentiel du terme. Mais pourquoi faire tant cohabiter le drame profond et la comédie, surtout dans une sitcom animée telle que Rick et Morty ?
La mécanique du rire
Qu’il se produise sur scène ou qu’il improvise des campagnes de Donjons & Dragons hilarantes, Dan Harmon a toujours mis un point d’honneur à rappeler qu’il n’était pas humoriste. La nuance pour lui n’est pas à prendre à la légère, car il se considère avant tout comme un conteur d’histoires et un dialoguiste chevronné.
La rigueur avec laquelle il structure ses récits est telle que son story circle (un diagramme de construction narrative inspiré des théories du mythologue Joseph Campbell) est devenu une référence chez les aspirants scénaristes et autres démiurges en herbe. Bien qu’il ne considère pas être en mesure de se frotter aux plus grands auteurs comiques du moment, il sait qu’il peut néanmoins tricher grâce à l’arme secrète de son arsenal : l’émotion.
Lorsque nous nous entretenions avec lui à ce sujet, il nous expliquait que les deux tons se complétaient : plus il compensait un moment stupide par quelque chose de sombre et déprimant, plus la suite nous semblerait stupide en comparaison. Si cela explique l’intérêt scénaristique de cette recette aigre-douce, nous pouvons toutefois nous interroger sur notre attrait collectif pour ces comédies qui nous dépriment tant. Pourquoi ne pas nous tourner tout simplement vers des histoires plus légères, dont le monde des séries animées n’est pourtant pas avare ?
La fidélité du chien
Lorsque nous avons interrogé la docteure en psychologie des médias américaine Cynthia Vinney à ce sujet, l’évocation d’un autre moment de tragédie d’anthologie ne s’est pas fait attendre. « Les spectateurs étaient totalement estomaqués par ce moment et c’était une des premières fois que ce genre de séries allait aussi loin », nous rappelle-t-elle. La série en question, c’est Futurama, de Matt Groening.
Retour en 1999. Le papa des Simpson décide de réserver au monde de la science-fiction le même sort que celui qu’il a fait subir à la famille nucléaire américaine 11 ans plus tôt. Déjà à l’époque, le mélange de subversion et de révérence qui constituait la marque de fabrique du dessinateur américain laissait la porte ouverte aux intrigues émouvantes. Les Simpson n’étaient pas étrangers aux intrigues poignantes, mais aucune d’entre elles ne rivalise avec l’épisode 4 de Futurama : Ceux qui m’aiment prendront le chien.
Pourtant, la seconde série de Groening et sa bande ne semblait pas aussi hospitalière à la tragédie que les Simpson. Certes, Futurama offrait une satire encore plus acerbe que celle de son aïeule, mais sa distance post-moderne semblait vouloir nous préserver des larmes.
Ainsi, lorsque son héros (Fry) se réveille après une cryogénie accidentelle de 1000 ans, il est instantanément mis face à la dure réalité : il ne reverra plus jamais ses parents, ses amis ou sa copine… « Yahou ! » s’écrie-t-il aussitôt. Nous aurions pu avoir affaire à une tragédie moderne, mais celle-ci est immédiatement désamorcée – ce qui sera le cas dans la majorité de la série à une exception près : Seymour.
Dans un épisode riche en émotions, Fry tombe sur le fossile de son chien et décide de le cloner. Il se ravise au dernier moment, partant du principe que l’animal avait certainement eu une vie longue et heureuse sans lui. L’épisode se termine cependant sur un flashback de Seymour le chien, vieillissant sous nos yeux, passant le reste de sa vie à attendre le retour de son maître devant son lieu de travail.
Cette séquence terriblement poignante est souvent citée comme l’un des moments les plus déchirants de l’histoire de la télévision. Elle est pourtant la raison pour laquelle ce moment est aussi universellement considéré comme l’un des meilleurs de tout le show. Jamais auparavant une série d’animation comique n’avait autant fait pleurer ses spectateurs. Et le pire, c’est qu’ils en redemandent. Pourquoi donc ? La réponse se résume en deux mots : Bojack Horseman.
Cheval de Troie
Relatant les tribulations d’un antihéros équidé alcoolique, la première saison de Bojack Horseman s’est révélée être – pardonnez le mauvais jeu de mots – un véritable cheval de Troie télévisuel. Inspirée par l’expérience personnelle de son créateur Raphael Bob-Waksberg, cette série Netflix avait pour but de refléter la solitude qu’il a ressentie lorsqu’il a emménagé à Los Angeles. De son sentiment d’aliénation est né le personnage de Bojack. À l’instar de Rick, cette célébrité hollywoodienne has been ressent un manque existentiel des plus abyssaux.
Au fil des épisodes, cette série a abordé de façon plus récurrente que ses consœurs des thèmes aussi graves que le suicide, les troubles mentaux, les agressions sexuelles et d’innombrables tendances autodestructrices.
Il semblerait même que, petit à petit, la balance entre la comédie et le tragique se soit totalement inversée. Plus cette sitcom se voulait dramatique, plus elle était appréciée des critiques et du grand public. Un phénomène qui ne semble pas surprendre Cynthia Vinney.
Charlie Chaplin considérait la vie comme une tragédie lorsqu’elle était vue en gros plan, mais comme une comédie en plan d’ensemble, nous rappelle-t-elle. « C’est pourquoi ce mélange fonctionne aussi bien. Lorsque l’on regarde une comédie de ce type, c’est un bon endroit pour y faire l’expérience de la tragédie. Qu’il s’agisse d’un cheval qui parle ou d’un scientifique fou, vous faites l’expérience de tout cela sans la faire véritablement, grâce à ce cadre cartoonesque. […] C’est un endroit où les gens peuvent voir se refléter leurs propres problèmes sans véritablement les vivre. »
Ainsi, le cadre en apparence bénin de ces comédies animées serait l’endroit parfait pour vivre nos propres drames par procuration. Et les scénaristes, de leur côté, bénéficient du ressort narratif parfait pour renforcer notre attachement à leurs créations. Un moment de tragédie qui passerait quasiment inaperçu dans une série dramatique se démarquerait plus facilement ici, lui conférant une dimension bien plus choquante en raison de la tonalité générale de l’œuvre. Inversement, un moment comique le deviendrait bien plus que s’il avait été noyé dans la comédie. En prenant le rire au sérieux, Groening, Harmon et Bob-Waksberg présentent ainsi la comédie et la tragédie comme deux facettes indissociables de la même pièce – et de la vie.