Le 22 novembre, le public français a découvert un nouveau biopic consacré à Napoléon Bonaparte, cette fois réalisé par Ridley Scott (Alien, Gladiator, Blade Runner). Ce n’est certainement pas la première fois qu’un cinéaste de cette envergure s’attaque à la figure mythique de Napoléon. Retour sur une obsession presque aussi ancienne que le cinéma lui-même.
S’il y a une figure historique qui n’a cessé de tourmenter les cinéastes du monde entier, c’est bien celle de Napoléon. Alors que Ridley Scott s’apprête à dévoiler sa version du personnage dans une fresque épique où l’acteur oscarisé Joaquin Phoenix (Joker) campera le rôle de l’homme qui se proclama empereur le 2 décembre 1804. Vanessa Kirby, elle aussi récipiendaire d’un Oscar pour Pieces of a Woman (Kornél Mundruczó, 2020), lui donnera la réplique dans la peau de l’impératrice Joséphine de Beauharnais.
À regarder de plus près la bande-annonce, on peut d’ores et déjà s’attendre à un film épique dans la droite ligne des films « historiques » de Ridley Scott (Les Duellistes, Gladiator, Kingdom of Heaven), alternant grandes scènes de batailles et scènes intimistes pour brosser un portrait complexe de Napoléon Bonaparte.
Je suis une légende
Napoléon et le cinéma, c’est une vieille histoire. Lui-même avait quelque chose d’un metteur en scène, narrant ses propres exploits et n’hésitant pas à forger sa légende de son vivant, autant par ses propres écrits – par exemple ses Mémoires, produits durant son exil sur l’île de Sainte-Hélène, témoignage d’une inclination littéraire qu’il n’a jamais reniée (il était d’ailleurs rare qu’il se lance dans une campagne militaire sans être accompagné de sa propre bibliothèque) – qu’à travers des œuvres de propagande redoutablement efficaces – le célèbre tableau du Sacre par le peintre Jacques-Louis David en est une des plus célèbres manifestations picturales. Force est d’admettre que Napoléon, sans doute plus que n’importe quelle autre figure historique de sa stature, a su façonner lui-même le personnage presque mythique qu’il allait incarner après sa mort.
C’est sans doute cette facette du personnage qui a fasciné très tôt de grands metteurs en scène, à l’instar d’Abel Gance, dont le Napoléon de 1927 demeure l’un des projets les plus fous de toute l’histoire du septième art. Nous allons y revenir. Aux premières heures du cinéma moderne, les frères Lumière avaient déjà envisagé le personnage dans Entrevue de Napoléon et du pape (1897), film commandé deux ans à peine après leur invention révolutionnaire du cinématographe.
Idem pour Alice Guy, qui réalisa Bonaparte au pont d’Arcole en 1898. Des films très courts – moins d’une minute en l’occurrence – qui avaient essentiellement pour fonction de reconstituer des vues historiques auparavant réservées aux beaux-arts. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, des centaines de films représentant l’empereur voient ainsi le jour à travers le monde… À en croire les spécialistes, plus de 1 000 films de cinéma et de télévision auraient à ce jour été réalisés à son sujet.
1927, le tournant
S’il fallait ne citer qu’un film sur Napoléon, nous choisirions celui réalisé par Abel Gance. Dans ce qui reste l’un des derniers chefs-d’œuvre du cinéma muet, Abel Gance ambitionne de réaliser une fresque historique gigantesque sur la vie de Napoléon : le film que l’on connaît, qui débute par la jeunesse de Bonaparte à Brienne en 1781 et s’achève à l’horizon de la campagne d’Italie de 1796, était censé être le premier jalon d’une immense œuvre cinématographique couvrant toute la carrière du Petit caporal.
Ce Napoléon, porté par l’interprétation mémorable de l’acteur Albert Dieudonné, a fait date dans l’histoire du cinéma, notamment en raison du procédé complètement avant-gardiste imaginé par Gance à l’époque. Sans même évoquer les moyens employés – des milliers de figurants, des décors monumentaux, un budget démesuré, etc. –, Gance développa dans Napoléon des techniques visuelles inédites, n’hésitant pas par exemple à placer des caméras sur des chevaux, et mit surtout au point un dispositif à trois caméras rendant possible une triple projection (« Polyvision »), offrant alors aux spectateurs un format large hors du commun, dont le point d’orgue est le triptyque final qui parachève le film.
Gance n’est pas parvenu à aller jusqu’au bout de son rêve fou, mais il a réalisé une « suite » spirituelle à son film des années plus tard, Austerlitz (1960). Son Napoléon, projeté à l’origine dans deux versions différentes – une dite « Opéra » (3h27) et l’autre « Apollo » (9h40, sans les triptyques) – est toujours l’un des films les plus célèbres de tous les temps, malgré l’indécision autour de sa forme : on décompte pas moins d’une vingtaine de versions différentes du film, entre les révisions de Gance lui-même et les maintes tentatives de restauration du film au fil des années… La Cinémathèque française a cependant lancé un vaste chantier de restauration il y a quelques années, dont on devrait a priori découvrir le magnifique résultat en 2024.
Ça se bouscule au portillon
De nombreux acteurs ont depuis endossé cette panoplie, sous l’égide de grands réalisateurs, dans le rôle principal ou bien comme personnage secondaire. Napoléon c’est ainsi à la fois Marlon Brando dans Désirée (1954), Raymond Pellegrin dans Napoléon (1955) de Sacha Guitry, un Rod Steiger déchaîné dans Waterloo (1970) de Sergueï Bondartchouk – là aussi, une grande fresque qui mobilisa des milliers de figurants, avec la présence notoire d’Orson Welles et Christopher Plummer au casting –, Gérard Oury dans La Belle Espionne (1953) de Raoul Walsh, ou encore le metteur en scène Patrice Chéreau dans Adieu Bonaparte (1985) de Youssef Chahine, et Philippe Torreton dans Monsieur N. (2003) d’Antoine de Caunes.
Outre nombre de films très solennels, la figure de Napoléon Bonaparte s’est aussi glissée dans des comédies réjouissantes comme La Nuit au musée 2 (2009), où Alain Chabat se délecte du personnage, ou encore dans le loufoque Bandits, bandits (1981) de Terry Gilliam, avec le regretté Ian Holm dans le rôle du général.
Enfin, comment ne pas mentionner un film si célèbre pour n’avoir pas existé : le biopic monumental que devait réaliser Stanley Kubrick. Projet maudit, Son Napoléon est pourtant allé jusqu’au stade de la préproduction : le réalisateur de 2001 : l’odyssée de l’espace avait écrit un scénario de plus de 180 pages couvrant toute la vie de l’empereur et pris près de 17 000 photos pour préparer le film. Il parvint à réunir presque autant de documents relatifs à la vie de Napoléon (allant jusqu’à se renseigner sur les mœurs du couple impérial) et prévoyait de tourner le film à travers l’Europe avec des dizaines de milliers de figurants pour chaque scène de bataille…
Jack Nicholson puis David Hemmings (Blow Up) furent pressentis pour le rôle, tandis qu’Audrey Hepburn aurait dû prendre le rôle de l’impératrice. Malheureusement, l’échec commercial de Waterloo finit de convaincre la MGM d’abandonner le navire… et Kubrick s’en alla finalement réaliser d’autres chefs-d’œuvre (Orange mécanique, Barry Lyndon, etc.).
La plus grande conquête
Il faut donc braver le froid et gagner les salles obscures pour voir une fois de plus Napoléon conquérir le grand écran, cette fois-ci sous les traits d’un Joaquin Phoenix dont on ne doute plus du talent et qui endosse une nouvelle fois un rôle « impérial », plus de 20 ans après Gladiator. D’une durée de 2h40, la rumeur court déjà que le film de Ridley Scott pourrait avoir droit à une version longue de près de 4h30, mais rien n’a été confirmé.
Un autre réalisateur de renom, Steven Spielberg, a confirmé lors de la dernière Berlinale qu’il développait actuellement avec HBO une adaptation du scénario original de Kubrick en une série de sept épisodes. On ne peut qu’être confiant, sachant que Spielberg était déjà parvenu à ressusciter un projet originellement initié par Kubrick, A.I : intelligence artificielle (2001). Que ce projet advienne ou non, Napoléon Bonaparte ne cessera jamais d’inspirer le cinéma ni d’occuper l’imaginaire collectif – et cela restera sans doute sa plus grande conquête.